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LIVRE I. — PARTIE II.

sentoit en la ville de Niort ; et ce lui vint trop grandement à point, car il eût été pris aux mains. Jà n’en eussent failli, si ce n’eût été une de ses espies qui étoit parti de Niort avec les Anglois et les Gascons, et qui là savoit quel chemin ils tenoient. Mais cil espie, qui connoissoit le pays, les devança et trota tant à pied que il vint à Mortaigne. Si trouva le seigneur de Clisson séant au souper dalez ses chevaliers. Si lui dit en grand’coite : « Or tôt, sire de Cliçon, montez à cheval ; partez vous de ci et vous sauvez, car veci plus de cinq cents lances Anglois et Gascons qui tantôt seront sur vous et qui fort vous menacent ; et disent que ils ne vous voudroient mie jà avoir pris, pour le déduit qu’ils auront dû prendre. » Quand le sire de Cliçon ouït ces nouvelles, si crut bien son espie ; car jamais en vain ne lui eût dit ces nouvelles. Si dit : « Aux chevaux ! » et bouta la table outre où il séoit. Ses chevaux lui furent tantôt appareillés, et aussi furent tous les autres ; car il avoit de pourvéance, les selles mises. Si monta le sire de Cliçon, et montèrent ses gens, sans arroi et sans ordonnance ni attendre l’un l’autre ; et n’eurent mie les varlets loisir de rousser ni de recueillir tentes, ni trefs ni chose nulle qui fût à eux, fors entente de fuir et d’eux sauver ; et prirent le chemin de Poitiers ; et tant fit le sire de Cliçon qu’il y vint, et la plus grand’partie de ses gens. Si recorda au connétable de France comment il leur étoit advenu.

Quand cils chevaliers Anglois et Gascons furent parvenus pardevant Mortaigne et eux boutés ens ès logis du seigneur de Cliçon et point ne l’y trouvèrent, si furent durement courroucés ; et demeurèrent là celle nuit ; et se tinrent tous aises des biens des François ; et lendemain, ils firent tout le demeurant, tentes et trefs, trousser et amener â Niort, et les autres pourvéances, vins, chairs, sel et farine mener ens ou es le châtel de Mortaigne, dont ils furent rafreschis. Si retournèrent les dessus dits Anglois et Gascons en la ville de Niort.

Depuis, ne demeura gaires de temps que les barons de Gascogne et les chevaliers qui là étoient, eurent conseil de retourner vers Bordeaux, car bien pensoient que cel hiver on ne guerroieroit plus en Poitou, fors que par garnisons. Si ordonnèrent leurs besognes, et troussèrent et montèrent aux chevaux, et se partirent, et se adressèrent parmi la terre le seigneur de Parthenay, et l’ardirent toute, excepté les forteresses ; et firent tant par leurs journées que ils vinrent à Bordeaux. Les Anglois chevaliers demeurèrent en Niort. Si en étoit capitaine un chevalier anglois nommé messire Jean d’Éverues avec messire d’Angouses et Jean Cresuelle. De la Roche sur Yon étoit capitaine un chevalier anglois qui se nommoit messire Robert de Grenake ; de Luzignan messire Thomas de Saint-Quentin ; et de Mortemer la dame de Mortemer et ses gens ; de Gensay un écuyer Anglois qui s’appeloit Jacques Caillour ; et de Chisech messire Robert Miton et messire Martin l’Escot. Si vous dis que cils des garnisons susdites chevauchoient d’un lez puis de l’autre ; et ne séjournoient oncques ; et tenoient toutes autres forteresses françoises en grand’guerre ; et hérioient amèrement le plat pays ; et le rançonnoient tellement que après eux n’y convenoit nullui envoyer. De tout ce étoit bien informé le connétable de France qui se tenoit à Poitiers, et s’y tint tout cel hiver sans départir ; mais il disoit que à l’été il feroit remettre avant les Anglois tout ce qu’ils pilloient et prenoient sur le pays. Or parlerons-nous un petit des besognes de Bretagne.


CHAPITRE CCCLIX.


Comment le duc de Bretagne étoit Anglois et les Bretons étoient François.


Le duc de Bretagne, messire Jean de Montfort, étoit durement courroucé en cœur des contraintes que les François faisoient aux Anglois ; et volontiers eût conforté les dits Anglois, si il pût et osât[1] ; mais le roi de France, qui sage étoit, et subtil fut là où sa plaisance s’inclinoit, et qui bellement savoit gens attraire et tenir à amour où son profit étoit, avoit mis en ce un trop grand remède ; car il avoit tant fait que les prélats de Bretagne, les barons et les chevaliers et les bonnes villes étoient de son accord, excepté monseigneur Robert Canolles. Mais cil étoit du conseil et de l’accord du duc ; et disoit bien que,

  1. Le duc de Bretagne avait fait avec le roi d’Angleterre un traité d’alliance offensive et défensive qui avait été signé par Édouard, le 19 juillet de cette même année. On trouve dans Rymer la suite des négociations à ce sujet entre le beau-père et le gendre.