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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

prince de Galles son fils, comment qu’il ne fût mie bien haitié, dit qu’il iroit, dût-il demeurer au voyage. Adonc fit le roi d’Angleterre un très grand et très espécial mandement de tous chevaliers et écuyers parmi son royaume et dehors son royaume, et le fit à savoir au royaume d’Escosse, et en eut bien depuis trois cents lances ; et se hâta le dit roi du plus tôt qu’il put ; et lui chéit adonc si bien que, toute la saison, on avoit fait pourvéances sur mer pour son fils le duc de Lancastre, qui devoit passer la mer et arriver à Calais : si que ces pourvéances furent contournées en l’armée du roi, et le voyage du duc de Lancastre brisé et retardé. Oncques le roi d’Angleterre, pour arriver en Normandie, ni en Bretagne, ni nulle part, n’eut tant de bonnes gens d’armes ni tel foison d’archers qu’il eut là. Ançois que le roi partit d’Angleterre, il ordonna, présens tous les pairs de son royaume, prélats, comtes, barons et chevaliers et conseils des cités et bonnes villes, que si il mouroit en ce voyage il vouloit que Richard, fils au prince de Galles, son fils, fût roi et successeur de lui et de tout le royaume d’Angleterre, et que le duc de Lancastre son fils, ni ses autres trois fils, messire Jean, messire Aymon et messire Thomas n’y pussent clamer droit ; et tout ce leur fit leur père jurer solennellement, et avoir en convent à tenir fermement, devant tous les prélats, comtes et barons à ce espécialement appelés. Quand toutes ces choses furent ordonnées et faites, il se partit de Londres et ses trois fils ; et jà la plus grand’partie de ses gens l’attendoient à Hantonne ou là environ, où ils devoient monter en mer, et où toute leur navie et leurs pourvéances étoient[1]. Quand ils virent que point fut, ils se désancrèrent du dit havène, et commencèrent à singler et à tourner devers la Rochelle. En celle flotte avoit bien quatre cents vaisseaux, que uns que autres, quatre mille hommes d’armes et dix mille archers.

Or vous dirai qu’il avint de celle navie et du voyage du roi qui tiroit pour venir en Poitou. Il n’eut cure où il eût pris terre, ou en Poitou ou en Bordelois, tout lui étoit un, mais qu’il fût outre mer. Le roi, ses enfans et sa grosse navie vaucrèrent et furent sus la mer le terme de neuf semaines, par faute de vent, ou contraire ou autrement, que oncques ne purent prendre terre en Poitou, en Xaintonge, en Rochelois, ni ès marches voisines, dont trop courroucés et émerveillés étoient. Si singloient-ils de vent de quartier et de tous vents pour leur voyage avancer ; mais ils reculoient autant sur un jour que ils alloient en trois. En ce danger furent-ils tant que le jour Saint-Michel expira, et que le roi vit bien et connut que il ne pourroit tenir sa journée devant Thouars pour conforter ses gens. Si eut conseil, quand il eut ainsi travaillé sur mer que je vous dis, de retourner arrière en Angleterre, et que il comptât Poitou à perdu pour celle saison. Adonc dit le roi d’Angleterre de cœur courroucé, quand il se mit au retour : « Dieu nous aide et Saint George, il n’y eut oncques mais en France, si méchant roi comme cil à présent est, et si n’y eut oncques roi qui tant me donnât à faire comme il fait. » Ainsi, et sur cel état, sans rien faire, retourna le roi en Angleterre, ses enfans et toutes leurs gens. Et si très tôt comme ils furent retournés, le vent fut si bon et si courtois sur mer, et si propice pour faire un tel voyage que ils avoient empris, que deux cents nefs d’une voile, marchans d’Angleterre, et de Galles et d’Escosse, arrivèrent au havène de Bordeaux sur la Garonne, qui là alloient aux vins. Donc on dit et recorda en plusieurs lieux en ce temps que Dieu y fut pour le roi de France.

Bien savoit messire Thomas de Felleton, qui étoit sénéchal de Bordeaux, la journée expresse pour eux rendre aux François que les barons et chevaliers qui dedans Thouars se tenoient avoient pris ; et avoit bien sçu que le roi d’Angleterre son sire en étoit signifié ; si le manda et signifia, et avoit mandé et signifié certainement et surement à tous les barons de Gascogne qui pour Anglois se tenoient, tant que par son pourchas et pour eux acquitter, le sire de Duras, le sire de Rosem, le sire de Mucident, le sire de Langueran, le sire de Condon, messire Bernardet de la Breth sire de Gironde, le sire de Pommiers, le sire de Caumont, le sire de Montferrant, messire Pierre de Landuras, messire Petiton de Courton et plusieurs autres, eux et leurs gens, chacun au plus qu’ils en pouvoient avoir, étoient venus

  1. Il parait que l’armée s’embarqua à Sandwich et non à Southampton, d’où elle partit vers les premiers jours de septembre. Il est du moins certain, d’après des actes publiés par Rymer, que le roi d’Anglelerre était dans le premier port le 31 août.