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LIVRE I. — PARTIE II.


CHAPITRE CCCXLVII.


Ci dit des grosses paroles qui furent en Espaigne entre Yvain de Galles et le comte de Pennebroch.


Vous devez savoir que le roi d’Angleterre fut moult courroucé quand il sçut les nouvelles de l’armée qu’il envoyoit en Poitou, qui étoit ruée jus des Espaignoïs, et aussi furent tous ceux qui l’aimoient ; mais amender ne le purent pour celle fois. Si imagina lui et les sages gens d’Angleterre que le pays de Poitou et de Xaintonge se perdoit par tel affaire, et le remontrèrent bien au roi et au duc de Lancastre. Si furent un grand temps sur cel état que le comte de Sallebery, atout cinq cents hommes d’armes et autant d’archers, iroit celle part. Mais combien qu’il fût conseillé et avisé, il n’en fut rien fait ; car ils vinrent autres traités et conseils de Bretagne qui tous ceux empêchèrent : de quoi le dit roi se repentit depuis, quand il n’y put mettre remède.

Or avint qüe les Espaignols qui pris avoient le comte de Pennebroch et les autres dont le livre fait mention, eurent un petit de séjour sur mer, par vent contraire et détriance, plus d’un mois : toutefois ils arrivèrent au port de Saint-André en Galice[1] ; et entrèrent en la ville ainsi que à heure de midi, et là amenèrent en un châtel tous leurs prisonniers loiés en chaînes de fer selon leur usage. Autre courtoisie ne savent les Espaignoïs faire ; ils sont semblables aux Allemands.

Celle propre journée au matin étoit là arrivé en sa nef le dessus dit Yvain de Galles et entré en ce châtel où Dan Ferrant de Pion et Cabesse de Vake avoient amené le comte de Pennebroch et ses chevaliers : si fut dit ainsi à Yvain là où il étoit en sa chambre : « Sire, venez voir ces chevaliers d’Angleterre que nos gens ont pris ; ils entreront tantôt céans. » Yvain, qui fut désirant de les voir, pour savoir lesquels étoient, passa outre et encontra en la salle de son hôtel, à l’issue de sa chambre, le comte de Pennebroch : bien le connut, combien qu’il l’eût petit vu. Si lui dit en reprochant : « Comte de Pennebroch, venez-vous en ce pays pour me faire hommage de la terre que vous tenez en la prinçauté de Galles, dont je suis hoir, et que votre roi me tolt et ôte par mauvais conseil ? » Le comte de Pennebroch, qui fut tout honteux, car il se véoit et sentoit prisonnier en étrange pays, et point ne connoissoit cel homme qui parloit son langage, répondit : « Qui êtes-vous, qui m’accueillez de telles paroles ? » — « Je suis Yvain, fils au prince Aymon de Galles, que votre roi d’Angleterre fit mourir à tort et à péché, et m’a déshérité ; et quand je pourrai, par l’aide de mon très cher seigneur le roi de France, je y pourverrai de remède ; et vueil bien que vous sachiez que, si je vous trouvois en place ni en lieu que je me pusse combattre à vous, je vous montrerois la loyauté que vous m’avez faite, et aussi le comte de Hereford et Édouard le Despensier ; car par vos pères, avec autres conseillers, fut trais à mort monseigneur mon père, dont il me doit bien déplaire, et l’amenderai quand je pourrai. »

Adonc saillit avant messire Thomas de Saint-Aubin, qui étoit chevalier du comte, et se hâta de parler, et dit : « Yvain, si vous voulez dire ni maintenir que en monseigneur ait, ni eût été oncques nulle lâcheté quelconque, ni en monseigneur son père, ni qu’il vous doie foi ni hommage, mettez votre gage avant, vous trouverez qui le lèvera. » Donc répondit Yvain et dit : « Vous êtes prisonniers ; je ne puis avoir nulle honneur de vous appeler ; vous n’êtes point à vous, ains êtes à ceux qui vous ont pris ; et quand vous serez quittes, je vous parlerai plus avant ; car la chose ne demeurera pas ainsi. » Entre ces paroles se boutèrent aucuns chevaliers et vaillans hommes d’Espaigne qui là étoient, et les départirent. Depuis ne demeura mie grandement que les quatre amiraux dessus nommés amenèrent les prisonniers devers la cité de Burgues en Espaigne, pour rendre au roi, à qui ils étoient, qui pour le temps se tenoit droit là.

Quand le roi Henry sçut que les dessus dits venoient et approchoient Burgues, si envoya son ains-né fils qui s’appeloit Jean, et lequel on nommoit pour le temps l’infant de Castille, à l’encontre des dessus dits, et grand’foison de chevaliers et écuyers pour eux honorer ; car bien savoit le dit roi quelle chose il appartenoit à faire ; et lui même les honora de paroles, quand ils furent venus jusques à lui. Assez tôt en ouvra le roi par ordonnance ; et furent épars en divers lieux parmi le royaume de Castille.

  1. Saint-Ander est dans la Biscaye et non dans la Galice.