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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ceux de la ville, le maieur, sire Jean Chauderon[1], et les autres, que ils se voulsissent armer et faire armer la communauté de la ville, et entrer en barges et en nefs qui sur le kay étoient, pour aller aider et conforter leurs gens qui tout ce jour si vaillamment s’étoient combattus. Ceux de la Rochelle, qui nulle volonté n’en avoient, s’excusoient et disoient qu’ils avoient leur ville à garder, et que ce n’étoient mie gens de mer, et que combattre ne se savoient sur mer, ni aux Espaignols ; mais si la bataille étoit sur terre, ils iroient volontiers.

Si demeura la chose en tel état, ni oncques il ne les put amener à ce, pour prières qu’il sçût faire, qu’ils y voulsissent aller. À ce jour, étoient dedans la Rochelle le sire de Tonnai-Bouton, messire Jacques de Surgières, messire Maubrun de Linières, qui bien s’acquittèrent aussi de prier avec le dessus dit ceux de la Rochelle. Quand ces quatre chevaliers virent qu’ils ne pourroient rien exploiter, ils s’armèrent et firent armer leurs gens, ce qu’ils en avoient ; ce n’étoit point foison ; et entrèrent en quatre barges qu’ils prirent sur le kay ; et au point du jour, quand le flot fut revenu, ils se firent nager jusques à leurs compagnons, qui leur sçurent grand gré de leur venue ; et disoient bien au comte de Pennebroch et à monseigneur Guichart d’Angle que de ceux de la Rochelle ils ne seroient point secourus ni confortés, et que sur ce ils s’avisassent. Et ceux qui amender ne le pouvoient, répondirent qu’il leur convenoit la merci Dieu et l’aventure attendre, et que un temps viendroit que ceux de la Rochelle s’en repentiroient.


CHAPITRE CCCXLIV.


Comment le comte de Pennebroch fut pris des Espaignols et tous ceux qui avec lui étoient, morts ou pris.


Quand ce vint au jour que la marée fut revenue, et que plein flot étoit, ces Espaignols se désancrèrent en démenant grand’noise de trompettes et de trompes, et se mirent en bonne ordonnance, ainsi que le jour devant ; et arroutèrent toutes leurs grosses nefs, pourvues et armées grandement, et prirent l’avantage du vent pour enclorre les nefs des Anglois, qui n’étoient point grand’foison au regard d’eux ; et étoient leurs quatre patrons, qui ci-dessus sont nommés, tout devant en bonne ordonnance. Les Anglois et Poitevins, qui bien véoient leur convine, s’ordonnèrent selon ce et recueillirent tous ensemble ; et ce qu’ils avoient d’archers ils les mirent tous devant. Et puis vinrent les Espaignols à plein voile, Ambroise Bouquenegre, Cabesse de Vake, Dan Ferrant de Pion et Radigo le Roux, qui les gouvernoient, et commencèrent bataille félonnesse et périlleuse.

Quand ils furent tous ensemble, les Espaignols jetèrent grands crochets et chaînes de fer et se attachèrent aux Anglois, par quoi ils ne se pouvoient départir ; car ils les comptoient ainsi que pour eux. Avec le comte de Pennebroch et messire Guichart d’Angle avoit vingt-deux chevaliers de grand’volonté et de bon hardement, qui vaillamment se combattoient de lances, et d’épées et d’armures qu’ils portoient. Là furent en cel état un grand temps, lançans et combattans l’un à l’autre ; mais les Espaignols avoient trop grand avantage d’assaillir et de défendre envers les Anglois : car ils étoient en grands vaisseaux plus grands et plus forts assez que les Anglois, parquoi ils lançoient d’amont barreaux de fer, pierres et plommées, qui moult travailloient les Anglois. En cel estrif et en celle riote, combattant et défendant, lançant et traiant l’un sur l’autre, furent-ils jusques à heure de tierce, que oncques gens sur mer ne prirent si grand travail que les Anglois et Poitevins firent là : car il en avoit le plus de leurs gens, du trait et du jet des pierres et fondes d’amont, blessés, et tant que messire Aimery de Tarste, ce vaillant chevalier de Gascogne, y fut occis, et messire Jean de Lantonne, qui étoit chevalier du corps du comte de Pennebroch.

Au vaisseau du dit comte étoient arrêtées quatre nefs espaignoles, desquelles Cabesse de Vake et Dan Ferrant de Pion étoient gouverneurs. En ces vaisseaux, ce vous dis, avoit grand’foison de dures gens ; et tant au combattre, au traire et au lancer travaillèrent le comte et ses gens, qu’ils entrèrent en leur vaissel, où l’on fit mainte grand’appertise d’armes ; et là fut pris le dit comte, et tous ceux morts ou pris qui étoient en son vaissel. Tout premièrement de ses chevaliers pris, messire Robert Tinfort, messire Jean Tourson et messire Jean de Gruières, et morts, mes-

  1. Il est nommé Jean Chauldrier dans l’Histoire de La Rochelle.