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LIVRE I. — PARTIE II.

Si avoient ces Espaignols un grand temps ancré sur mer, en attendant le retour des Poitevins et la venue du comte de Pennebroch ; car bien savoient qu’ils devoient venir en Poitou, et s’étoient mis et ancrés devant la ville de la Rochelle. Or avint ainsi que, le jour devant la vigile Saint-Jean-Baptiste que on compta l’an mil trois cents soixante douze[1], le comte de Pennebroch et sa route durent arriver au hâvre de la Rochelle ; mais ils trouvèrent les dessus dits Espaignois au devant, qui leur destourbèrent le rivage et furent moult lies de leur venue. Quand les Anglois et les Poitevins virent les Espaignols, et que combattre les convenoit, si se confortèrent en eux-mêmes combien qu’ils ne fussent mie bien partis[2] tant de gens comme de grands vaisseaux ; et s’armèrent et ordonnèrent ainsi que pour tantôt combattre, et mirent leurs archers au-devant d’eux ; et puis les nefs Espaignols vinrent qui bien étoient pourvues et guéritées ; et dedans grand’foison de gens d’armes et de brigands qui avoient arbalêtres et canons ; et les plusieurs tenoient grands barreaux de fer et plommées de plomb pour tout effondrer. Tantôt furent approchées en démenant grand’noise et grand’huée. Ces grosses nefs prirent le vent d’amont pour prendre leur tour sur ces nefs angloises, que peu doutoient et prisoient, et puis s’en vinrent fendant à plein voile sur eux. Là eut à ce commencement grand’traierie[3] des uns aux autres, et s’y portoient les Anglois moult bien. Là fit le comte de Pennebroch aucuns de ses écuyers chevaliers pour honneur. Là eut grand’bataille et dure, et eurent les Anglois bien à quoi entendre ; car ces Espaignols qui étoient en leurs grands vaisseaux, qui se montroient tout dessus ces vaisseaux d’Angleterre, tenoient grands barreaux de fer et pierres et les jetoient et lançoient contre val pour effondrer les nefs angloises, et blessoient gens et hommes d’armes moult malement.

Là étoit entre les chevaliers d’Angleterre et de Poitou chevalerie remontrée et prouesse très grandement. Le comte de Pennebroch se combattoit et requéroit ses ennemis moult fièrement, et y fit ce jour plusieurs grands appertises d’armes ; et aussi firent messire Othe de Grantson et messire Guichart d’Angle, le sire de Poiane et tous les autres chevaliers.


CHAPITRE CCCXLIII.


Comment ceux de la Rochelle ne vouldrent secourir le comte de Pennebroch, et comment le sénéchal de la Rochelle et trois autres chevaliers le vinrent secourir.


À ce que j’ai ouï recorder à ceux qui furent à celle besogne devant la Rochelle, bien montrèrent les Anglois et les Poitevins qui là étoient, qu’ils désiroient moult à conquerre et à avoir grand prix d’armes : car oncques gens ne se tinrent si vaillamment, ni si bien ne se combattirent. Car ils n’étoient que un petit au regard des Espaignols, et en menus vaisseaux ; et se pouvoit-on émerveiller comme tant duroient : mais la grand’prouesse et chevalerie d’eux les reconfortoit et tenoit en force et en vigueur. Et si ils eussent été pareils de nefs et de vaisseaux, les Espaignols ne l’eussent mie eu d’avantage : car ils tenoient leurs lances acérées, dont ils lançoient les horions si grands que nul ne les osoit approcher, si ils n’étoient trop bien armés et pavoisés ; mais le trait et le jet qui venoient d’amont, de pierres, et de plommées de plomb et des barreaux de fer, les grévoit et tempêtoit durement ; et navra et blessa de leurs chevaliers et écuyers ce premier jour plusieurs.

Bien véoient les gens de la Rochelle la bataille, mais point ne s’avançoient d’aller ni de traire celle part pour conforter leurs gens qui se combattoient si vaillamment, ainçois les laissoient convenir. En tel estrif et en celle riote furent-ils jusques à la nuit, qu’ils se départirent les uns des autres et se mirent à l’ancre : mais les Anglois perdirent ce premier jour deux barges de pourvéances, et furent tous ceux mis à mort qui dedans étoient. Toute celle nuit fut messire Jean de Harpedane, qui pour le temps étoit sénéchal de la Rochelle, en grands prières envers

    est appelé dans quelques manuscrits Radigo de La Rochelle, n’est autre que Rui Diaz de Rojas, qui commandait les vaisseaux par le roi Henry envoyés de La Rochelle pour y appuyer le roi de France qui y avait de nombreux amis.

  1. Les premiers éditeurs de Ayala avaient aussi placé cette bataille dans l’année 1372, mais D. Eugenio de Laguno Amirola, son commentateur, prétend que c’est en effet la veille de la Saint-Jean-Baptiste, 23 juin 1371, qu’il faut la placer.
  2. Égaux, tant en hommes qu’en vaisseaux.
  3. Action de tirer, de lancer.