Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/695

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1371]
627
LIVRE I. — PARTIE II.

merriens et autres choses ; si les firent là amener et charrier, et renverser dedans les fossés ; et furent bien sur cel état vingt jours que on n’entendoit à autre chose que de remplir les fossés ; et sur ce bois et merrien on mettoit estrain et terre ; et tant firent les dits seigneurs par l’aide de leurs gens, qu’ils remplirent une grand’quantité des fossés, et tant qu’ils pouvoient bien venir jusques aux murs pour escarmoucher à ceux de dedans, ainsi que ils faisoient tous les jours par cinq ou par six assauts. Et y avoit les plus beaux estours du monde ; car les quatre chevaliers bretons qui dedans se tenoient, et qui entrepris à garder l’avoient, étoient droites gens d’armes, et qui si bien se défendoient et qui si vaillamment se combattoient qu’ils en sont moult à recommander : ni quoique les Anglois ni les Gascons les approchassent de si près que je vous dis, point ne s’en effrayoient, ni sur eux rien on ne conquéroit.

Assez près de là, en la garnison de Saint-Macaire[1] se tenoient autres Bretons, desquels Jean de Malestroit et Sevestre Budes étoient capitaines. Ces deux écuyers, qui tous les jours oyoient parler des grands appertises d’armes que on faisoit devant Montpaon, avoient grand désir et grand’envie que ils y fussent. Si en parlèrent ainsi ensemble plusieurs fois, en disant : « Nous savons nos compagnons près de ci et si vaillans gens que tels et tels, si les nommoient, qui ont tous les jours par cinq ou six fois estours et la bataille à la main ; et point n’y allons, qui ci séjournons, à rien de fait : certainement nous ne nous en acquittons pas bien. »

Là étoient en grand estrif d’aller vers eux ; et quand ils avoient tous parlé, et ils considéroient le péril de laisser leur forteresse sans l’un de eux, ils ne par-osoient. Si dit une fois Sevestre Budes : « Par Dieu ! Jean, ou je irai, ou vous irez : or regardez lequel ce sera. » Jean répondit : « Sevestre, vous demeurerez et je irai. » Là furent de rechef en estrif tant que, par accord et par serment fait et juré, présens tous les compagnons, ils durent traire à la plus longue[2], et cil qui auroit la plus longue iroit, et l’autre demeureroit. Si trairent tantôt, et eschéit à Sevestre Budes la plus longue. Lors y eut de leurs compagnons grand’risée. Le dit Sevestre ne le tint mie à fable, mais s’appareilla tantôt et monta à cheval, et partit lui douzième d’hommes d’armes ; et chevaucha tant que sur le soir il vint bouter en la ville et forteresse de Montpaon ; dont les chevaliers et les compagnons qui là dedans étoient eurent grand’joie et tinrent grand bien du dit Sevestre.


CHAPITRE CCCXXIX.


Comment le duc de Lancastre prit les quatre chevaliers de Montpaon et leurs gens à rançon, et prit la saisine de la ville.


Si comme je vous ai ci-dessus dit, il y avoit tous les jours assaut à Montpaon ; et trop bien les chevaliers qui dedans étoient se défendoient, et y acquirent haute honneur ; car jusques adonc que on leur fit renverser un pan de leur mur, ils ne se effrayèrent. Mais je vous dis que les Anglois ordonnèrent manteaux[3] et atournements d’assauts quand ils purent approcher, parmi les fossés remplis jusques aux murs ; et là avoit brigands et gens pavoisés bien et fort, qui portoient grands pics de fer, par quoi ils piquèrent tant le mur qu’ils en firent cheoir sur une remontée plus de quarante pieds de large ; et puis tantôt les seigneurs de l’ost ordonnèrent et établirent une grande bataille de leurs archers, à l’encontre, qui traioient si omniement à ceux de dedans, que nul ne s’osoit mettre au devant, ni apparoir.

Quand messire Guillaume de Longval, messire Alain de la Houssaie, messire Louis de Mailly et le sire d’Arcy se virent en ce parti, si sentirent bien que ils ne se pouvoient tenir : si envoyèrent tantôt un de leurs hérauts monté à cheval, tout premièrement pour parler au duc de Lancastre ; car ils vouloient entrer en traité s’ils pouvoient. Le héraut vint jusques au duc, car on lui fit voie, et remontra ce pour quoi il étoit là envoyé. Le duc, par le conseil des barons qui là étoient, donna répit à ceux de dedans, tant qu’ils eussent parlementé à lui. Le héraut retourna et fit celle relation à ses maîtres ; et tantôt tous quatre ils se trairent avant. Si envoya le dit duc parler à eux monseigneur Guichart d’Angle. Là sur les fossés furent-ils en

  1. Petite ville de la Guyenne, dans le Bordelais.
  2. C’est ce que nous appelons maintenant tirer à la courte paille.
  3. Machines qui mettaient les soldats à couvert.