Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/680

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
612
[1370]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

prêtât pour venir au plus tôt qu’ils pourroient, et atout le plus de gens qu’ils pourroient avoir, devers lui en la ville de Congnach. Là étoit son mandement assis ; et se traist tantôt de celle part madame la princesse ; avecques elle Richard leur jeune fils.

Pendant que ce mandement se faisoit et que toutes gens s’appareilloient, les François chevauchoient toudis avant, gâtant et exillant le pays : et s’en vinrent devers la Linde, une bonne ville et forte, séant sur la rivière de Dourdonne, à une lieue de Bergerac. Si en étoit capitaine de par le captal, qui là l’avoit établi, un moult vaillant chevalier de Gascogne, qui s’appeloit messire Thomas de Batefol. Cil avoit la dite ville de la Linde en garde. Or vinrent là pardevant le duc d’Anjou, le comte d’Armignac, le sire de Labreth, le comte de Pierregord, le comte de Comminges, le vicomte de Carmaing et tous les autres barons et chevaliers de leurs routes. Si mirent tant le siége devant par grand’ordonnance, et dirent qu’ils ne s’en partiroient si l’auroient. La ville étoit bonne et forte, et bien pourvue de tous biens et d’artillerie : car monseigneur le captal de Buch et messire Thomas de Felleton y avoient été depuis quinze jours et l’avoient refreschie à leur entente ; et trop bien étoient ceux de la Linde taillés d’eux tenir si ils vouloient, parmi le confort que ils pouvoient avoir hàtivement, si il leur besognoit, de Bergerac. Mais les hommes de la ville étoient si enclins à eux tourner François que merveilles étoit ; et entendirent aux traités et aux promesses que le duc d’Anjou leur faisoit et faisoit faire par ses gens. Et tant fut pressé le dit capitaine qu’il s’y accorda aussi, parmi une somme de florins qu’il devoit avoir, et grand profit tous les ans du duc d’Anjou, et sur ce être bon François ; et fut tout ordonné que sur une matinée il devoit mettre les François en la ville. Ce marché et ce traité furent sçus en la ville de Bergerac le soir dont se devoit faire et livrer lendemain. Adonc étoit là venu le comte de Cantebruge atout deux cents lances, qui fut présent au rapport que on en fit. De ces nouvelles furent monseigneur le captal et messire Thomas de Felleton moult émerveillés, et dirent qu’ils seroient au livrer la ville. Si se partirent de Bergerac après mie-nuit atout deux cents lances, et chevauchèrent devers la Linde et vinrent là au point du jour : si firent ouvrir la porte à leur lez, et puis chevauchèrent outre, sans point attendre, à l’autre porte par où les François devoient entrer, qui étoient jà tous appareillés et entroient, et les mettoit le dit messire Thomas dedans. Donc se traist avant le captal de Buch, l’épée au poing, et descendit à pied assez près de la porte ; et aussi firent tous les autres, et dit en approchant messire Thomas : « Ha ! mauvais traître, tu y mourras tout premièrement ; jamais ne feras trahison après cette-ci. » À ces mots il lui lança son épée sur lui, et la bouta si roidement qu’il lui embarra an corps et la fit saillir plus d’un pied à l’autre lez, et l’abattit en la place tout mort. Les François, qui aperçurent monseigneur le captal et sa bannière, et monseigneur Thomas et sa bannière, et leurs gens, et comment ils avoient failli à leur entente, reculèrent tantôt et tournèrent le dos.

Ainsi demeura la ville angloise, et fut adonc en grand péril d’être courue et arse des Anglois proprement et les gens tous morts, pour ce qu’ils avoient consenti ce traité ; mais ils s’excusèrent si bellement que ce qu’ils en avoient fait ni consenti à faire, c’étoit par crémeur, et avoit été principalement par la foiblesse de leur capitaine qui l’avoit comparé. Si s’en passèrent atant et demeurèrent en paix : mais ces deux seigneurs des susdits demeurèrent là tant que le duc d’Anjou et ses gens s’y tinrent, et qu’ils reprirent un autre chemin.

Or parlerons un petit de l’état et ordonnance d’Angleterre, car il en chiét à parler, et de la chevauchée que messire Robert Canolle fit parmi le royaume de France.


CHAPITRE CCCXII.


Comment trêves furent faites entre les Escots et les Anglois ; et comment messire Robert Canolle ardit, pilla et rançonna le pays de Picardie et de Vermandois.


Ainçois que messire Robert Canolle et ses gens partissent d’Angleterre, il y eut conseil grand entre les Anglois et les Escots ; et furent si sagement démenées les paroles par si bonnes et si vaillans gens qui ressoignoient le dommage de l’un royaume et de l’autre, que unes trêves furent prises entre l’un roi et l’autre, leurs pays, leurs gens et tous leurs adhérens, à durer neuf ans[1], et se pouvoient les Escots armer et aller

  1. Froissart s’est trompé sur la date et sur la durée de