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LIVRE I. — PARTIE II.

voyées secrètement à Paris devers le vicomte de Rochechouart, le seigneur de Maleval, le seigneur de Mareuil et les autres qui là se tenoient, ou ailleurs à ceux qui François retournés s’étoient. Mais pour chose que ces lettres eussent été envoyées et publiées parmi le dit pays d’Aquitaine, je n’ouïs point dire que nul en laissât pour ce à faire à son intention ; mais encore tous les jours se tournoient et conquéroient toujours les François avant. Et avint, sitôt que messire Louis de Saint-Julien fut retourné en la Roche de Posoy, et messire Guillaume des Bordes en la garnison de la Haie en Touraine, et Kerlouet à Saint-Salvin, ils mirent secrètement sus une chevauchée de gens d’armes et de compagnons, et vinrent écheler, sur un ajournement, la ville de Chasteauleraut ; et eurent près attrapé monseigneur Louis de Harecourt, qui dormoit en son hôtel en la dite ville, et qui de ce ne se donnoit garde : si n’eut plus de recours que il s’enfuit en purs ses linges, draps, et tout deschaux, de maison en maison, de jardin en jardin, et fit tant qu’il s’en vint bouter sur le pont de Chasteauleraut que ses gens avoient fortifié, et là se sauva-t-il et recueillit ; et là se tint un grand temps. Mais les Bretons et les François furent seigneurs et maîtres de la ville et en firent une grande et belle garnison, et en fut Kerlouet capitaine ; et venoient tous les jours les Bretons combattre à ceux du pont, et là eut fait mainte grand’escarmouche et appertise d’armes. Ainsi ces François et ces Bretons, monseigneur Louis de Saint-Julien, monseigneur Guillaume des Bordes et Kerlouet le Breton, recouvrèrent en peu de temps la perte qu’ils avoient faite au pont de Luzac, et de l’autre assez.


CHAPITRE CCCIII.


Comment le duc de Bourbon assiégea Belle-Perche, et comment le comte de Cantebruge et le comte de Pennebroch y vinrent pour secourir ceux de la ville.


Le duc Louis de Bourbon, qui sentoit les Anglois et les compagnies en son pays de Bourbonnois, et comment Ortinge et Bernard de Wist et Bernard de la Salle tenoient son châtel de Belle-Perche et madame sa mère dedans, si lui tournoit à grand’déplaisance, s’avisa qu’il mettroit sus une chevauchée de gens d’armes, et viendroit mettre le siége pardevant le dit châtel, et ne s’en partiroit jusques à ce qu’il le r’auroit. Si en parla au roi de France. Le roi lui accorda légèrement et dit qu’il lui aideroit à faire son fait de son siége, de gens et de mise. Si se partit le duc de Paris. Et avoit fait son mandement à Moulins et en Auvergne à Saint-Poursain, et eut tantôt grand’foison de gens d’armes et de bons combattans ; et le vint servir le sire de Beaujeu à deux cents lances, le sire de Villars et de Roussillon à cent lances, et grand’foison de barons et de chevaliers d’Auvergne et de Forès dont il étoit sire de par madame sa femme, fille à ce gentil seigneur monseigneur Beraut, comte Dauphin[1]. Si s’en vint le dessus-dit duc loger et aménager devant le châtel de Belle-Perche, et y fit devant une bastide grande et grosse, où ses gens se tenoient et retraioient à couvert tous les soirs ; et tous les jours venoient escarmoucher à ceux du fort ; et avoit le dit duc de Bourbon fait venir, amener et charrier jusques à quatre grands engins devant la forteresse, lesquels jetoient à l’estrivée nuit et jour, pierres et mangonneaux, tellement qu’ils dérompoient et brisoient tous les combles des tours et de la maison, et abattirent la plus grand’partie des toits. De quoi la mère du duc de Bourbon, qui laiens étoit prisonnière en son châtel, étoit durement effrayée et grévée pour les engins, et fit plusieurs prières à son fils qu’il se voulsist cesser de faire tel assaut des engins qui si la grévoient. Mais le duc de Bourbon, qui bien savoit et supposoit que cette requête venoit de ses ennemis, répondit que jà ne cesseroit pour chose qui avenir pût. Quand les compagnons du fort virent comment ils étoient oppressés et grévés, et que tous les jours multiplioit l’effort des François, car encore y étoit venu messire Louis de Sancerre, maréchal de France, atout grand’foison de gens d’armes, si s’avisèrent qu’ils manderoient et signifieroient leur povreté à monseigneur Jean d’Évreux, sénéchal de Limousin, qui se tenoit à la Souterraine[2], à

  1. Le mariage de Louis XI, duc de Bourbon, avec Anne, dauphine d’Auvergue, n’était pas encore accompli ; il ne fut célébré que le 29 août 1371. Mais on le regardait dès lors comme possesseur du Dauphiné d’Auvergne et des biens de son épouse future, en vertu du traité de mariage conclu entre les partis le 4 juillet 1368, et des fiançailles qui en avaient été la suite.
  2. Il y a deux lieux de ce nom, l’un dans le Limousin, l’autre dans la Marche. Il s’agit probablement ici du dernier.