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LIVRE I. — PARTIE II.

mage, et mieux vaulsist qu’il eût été pris que mort ; car s’il eût été pris, il étoit si sage et si imaginatif qu’il eût trouvé aucun moyen par quoi paix eût été entre France et Angleterre ; et si étoit tant aimé du roi d’Angleterre et de ses enfans qu’ils l’eussent cru plus que tout le monde. Si perdirent François et Anglois moult en sa mort, ni oncques je n’en ouïs dire autre chose, et plus les Anglois que les François ; car par lui, en Guyenne, eussent été faites toutes recouvrances.


CHAPITRE CCC.


Comment le sire de Coucy et le sire de Pommiers ne vouldrent être ni d’un côté ni d’autre ; et comment le sire de Maleval et le sire de Mareuil se rendirent François.


Après la mort de messire Jean Chandos fut sénéchal de Poitou messire Thomas de Percy. Or reschéy la terre de Saint-Sauveur le Vicomte à donner au roi d’Angleterre : si la donna à un sien chevalier, qui s’appeloit messire Alain de Bouqueselle, appert homme durement. De tout l’avoir et trésor de monseigneur Jean Chandos, où bien avoit quatre cent mille francs, fut hoir et successeur le prince de Galles ; car le dessus dit ne fut oncques marié, et si n’avoit nul enfant.

Assez tôt après furent rançonnés et mis à finance tous les compagnons François qui avoient été pris au pont de Luzac, et payèrent deniers appareillés, parmi ce que le roi de France les aida, et retournèrent en leurs garnisons messire Louis de Saint-Julien, messire Guillaume des Bordes, et Kerlouet le Breton.

En ce temps étoient aucuns chevaliers de France en grand ennui de ce qu’ils véoient la guerre des deux rois ainsi multiplier, et par espécial le sire de Coucy, à qui il touchoit, et moult devoit bien toucher ; car il tenoit héritage et grand en Angleterre, tant de par lui que de par madame sa femme, qui étoit la fille du dit roi, à laquelle terre convenoit qu’il renonçât, s’il vouloit servir le roi de France, dont il étoit de la nation et d’armes. Si s’avisa le sire de Coucy qu’il se dissimuleroit de l’un roi et de l’autre moyennement, et s’en iroit oublier le temps où que ce fût. Si ordonna ses besognes bellement et sagement et prit congé du roi de France, à petite maisnie, et fit tant par ses journées qu’il vint en Savoie. Là fut-il recueilli liement et honorablement du comte et des barons et chevaliers de Savoie. Et quand il eut là été tant que bon lui fut, il s’en partit, et passa outre, et entra en Lombardie, et vint devers les seigneurs de Milan, monseigneur Galéas et monseigneur Barnabo, où il fut, à ce commencement, entre eux le bien venu.

Tout en telle manière se départit de la duché d’Aquitaine messire Aymemon de Pommiers, qui étoit chevalier du prince, et dit que la guerre durant il ne s’armeroit ni pour l’un roi ni pour l’autre[1]. Si s’en alla le dessus dit outre mer en Chypre et au Saint-Sépulchre et en plusieurs autres beaux voyages.

En ce temps étoient venus à Paris, le comte de la Marche, messire Jean de Bourbon d’un lez, qui tenoit sa terre du prince : et volontiers eût vu le roi de France qu’il eût renvoyé son hommage au prince et fût demeuré François ; mais le dit comte n’en voult adonc rien faire ; et aussi ne fit le sire de Pierre-Buffière, un banneret de Limosin qui étoit à Paris sur tel état. Mais les deux autres bannerets de Limosin et grands seigneur malement, messire Louis Maleval et messire Raymont de Mareuil son neveu, qui pour le temps se tenoient à Paris, se tournèrent François, et firent depuis par leurs forteresses grand’guerre au prince. De quoi le roi d’Angleterre et son conseil étoient moult courroucés, de ce que les barons de Guyenne et les chevaliers se tournoient ainsi François sans nulle contrainte, fors de leur vo-

  1. Cette indépendance chevaleresque rappelle un peu le trait qui nous est si agréablement raconté par Hérodote au sujet de l’élection d’un roi des Perses ; j’emploie la naïve et fidèle traduction de mon ami M. Courrier.

    « Ces trois avis (la démocratie, l’oligarchie et la monarchie) donc proposés, quatre des sept délibérans se déclarèrent pour le dernier. Alors Otanès qui avait conseillé l’isonomie, voyant son avis rejeté, se prit à dire au milieu d’eux : « Hommes conjurés ! il est sans doute qu’un de nous va devenir roi, soit par le sort, soit par le choix du peuple à qui on s’en remettra, soit de toute autre manière. Je n’entends point, pour moi, le disputer avec vous. Je ne veux gouverner ni être gouverné ; mais je vous cède ici l’empire, à une condition pourtant, c’est que nul de vous ne commandera jamais ni à moi, ni aux miens issus de moi, à perpétuité. » Comme il eut dit ces mots, les sires lui octroyèrent sa demande sur l’heure, moyennant quoi lui se retira du milieu d’eux, s’assit à part et ne concourut point avec eux. Aujourd’hui encore cette maison est la seule en Perse qui soit libre, et n’obéit qu’autant qu’elle veut, sauf les lois et coutumes qu’elle ne peut transgresser. »