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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

retourner à Poitiers, et tantôt sera jour. » — « C’est voir, sire, ce répondirent ses chevaliers qui là étoient. » Lors fit le dit messire Jean Chandos restraindre ses plates et se mit en arroy pour chevaucher ; et aussi firent tous les autres. Si montèrent à cheval, et se partirent, et prirent le droit chemin de Poitiers, côtoyant la rivière. Et si pouvoient être les François en ce propre chemin une grande lieue devant eux, qui tiroient à passer la rivière au pont de Luzac[1]. Et en eurent la connoissance les Anglois par leurs chevaux qui suivoient la route des chevaux des François ; et entrèrent au froie des chevaux des François, et dirent : « Ou les François, ou messire Thomas de Percy chevauchent devant nous. » Tantôt fut ajourné et jour ; car à l’entrée de janvier[2] les matinées sont tantôt épandues. Et pouvoient être les François et les Bretons environ une lieue du dit pont, quand ils aperçurent d’autre part la rivière messire Thomas de Percy et sa route. Et messire Thomas et les siens les avoient jà aperçus : si chevauchèrent le grand galop pour avoir l’avantage du pont dessus dit ; et avoient dit : « Voilà les François ; ils sont une grosse route contre nous ; exploitons-nous ; si aurons et prenons l’avantage du pont. » Quand messire Louis et Kerlouet aperçurent les Anglois d’autre part la rivière, qui se hâtoient pour venir au pont, si se avancèrent aussi. Toutefois les Ànglois y vinrent devant, et en furent maîtres, et descendirent tout à pied et s’ordonnèrent pour le pont garder et défendre. Quand les François furent là venus jusques au pont, ils se mirent à pied ; et baillèrent leurs chevaux à leurs varlets, et les firent traire arrière ; et prirent leurs lances et se mirent en bonne ordonnance pour aller gagner et assaillir les Anglois, qui se tenoient franchement sur leurs pas et n’étoient de rien effréés, combien qu’ils fussent un petit au regard des François.

Ainsi que ces François et Bretons étudioient et imaginoient comment et par quel tour à leur plus grand avantage les Anglois envahir et assaillir ils pourroient, voici monseigneur Jean Chandos et sa route, bannière déployée, tout ventilant, qui étoit d’argent à un pel aguisé de gueules, laquelle Jacques Aiery, un bon homme d’armes, portoit, et pouvoient être environ quarante lances, qui approchèrent durement les François. Et ainsi que les Anglois étoient sur un tertre, espoir trois bonniers[3] de terre en sus du pont, les garçons des François qui les aperçurent, et qui se tenoient entre le pont et le dit tertre, furent tout effrayés, et dirent : « Allons, allons-nous-en, voici Chandos ; sauvons-nous et nos chevaux. » Si s’en partirent et fuirent et laissèrent là leurs maîtres.

Quand messire Jean Chandos fut là venu jusques à eux, sa bannière devant lui, si n’en fit pas trop grand compte ; car petit les prisoit et aimoit ; et tout à cheval les commença à ramposner en disant : « Entre vous, François, vous êtes trop malement bonnes gens d’armes ; vous chevauchez à votre aise et à votre volonté de nuit et de jour ; vous prenez villes et forteresses en Poitou, dont je suis sénéchal ; vous rançonnez povres gens sans mon congé ; vous chevauchez partout à tête armée ; il semble que le pays soit tout vôtre ; et par Dieu, non est. Messire Louis, messire Louis, et vous Kerlouet, vous êtes maintenant trop grands maîtres ; il y a plus d’un an et demi que j’ai mis toutes mes ententes que je vous puisse trouver ou encontrer ; or, vous vois-je, Dieu merci ! et parlerons à vous, et saurons lequel est plus fort en ce pays, ou je, ou vous. On m’a dit et conté par plusieurs fois que vous me désiriez à voir : si m’avez trouvé ; je suis Jean Chandos, si bien me ravisez. Vos grands appertises d’armes qui sont maintenant si renommées, si Dieu plaît, nous les éprouverons. »

Ainsi et de tels langages les recueilloit messire Jean Chandos, qui ne voulsist nulle part être fors que là, tant les désiroit-il à combattre. Messire Louis et Kerlouet se tenoient tous cois, ainsi que tout confortés qu’ils seroient combattus. Et rien n’en savoient messire Thomas de Percy et les Anglois qui de là le pont étoient ; car le pont de Luzac est haut, à bosse au milieu, et cela leur en tolloit la vue.

  1. Lussac, bourg sur la Vienne.
  2. Suivant ce qu’a dit Froissart au commencement du chapitre, ceci dut se passer non à l’entrée de janvier, mais le 31 décembre.
  3. Le bonnier est une mesure de terre encore usitée en Flandre et égale à trois arpens.