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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

rançonné à dix mille francs, dont trop bien l’en souvenoit, et qui avoit grand’entente de regagner et reconquerre s’il pouvoit, s’étoit, lui vingtième seulement, dès le point du jour, parti de la route du dit duc, et ainsi que cil qui savoit toutes les voies, les adresses et les détours de là environ, car il les avoit bien trois ans et plus usés et hantés, s’étoit venu bouter, sur aventure de gagner et non de perdre, et mis à embûche entre Abbeville, qui siéd sur les marches, et un autre châtel qu’on dit Rouvroy[1] ; et avoit passé un petit ru qui court parmi un marais, et étoit quatis et arrêté en vieilles maisons non habitées, qui là étoient toutes décloses. On ne cuidât jamais que la route des Anglois se dût mettre en embûche si près de la ville ; et là se tenoient les dits messire Nichole et ses gens tout cois. Et vecy chevauchant parmi ce ru de Rouvroy, lui dixième tant seulement, messire Hue de Châtillon, tout armé de toutes pièces, excepté de son bassinet, mais son page le portoit sur un coursier après lui ; et passa outre ce ruissel et un petit pont qui là étoit, et l’embûche du dessus dit messire Nichole ; et tiroit à venir à la dernière porte pour parler aux arbalêtriers qui là étoient, à savoir des nouvelles des Anglois.

Quand messire Nichole de Louvaing le vit, qui bien le reconnut, si n’eût été si lié qui lui eût donné vingt mille francs ; et saillit hors de son embûche, et dit : « Allons, allons, vecy ce que je demande, le maître des arbalêtriers ; je ne désirois autre que lui. » Lors poignit son coursier des éperons, et baissa la lance, et s’en vint sur le dit messire Hue et lui écrie : « Rends-toi, Châtillon, rends-toi, ou tu es mort. » Messire Hue, qui fut tout émerveillé dont ces gens d’armes issoient, n’eut mie le loisir de mettre son bassinet ni de monter sur son coursier, et qui se vit en si dur parti, demanda : « À qui me rendrai-je ? » Messire Nichole répondit : « À Louvaing, à Louvaing. » Et cil, pour eschever le péril et qui ne se pouvoit fuir, dit : « Je me rends. » Donc il fut pris et saisi, et lui fut dit : « Chevauchez tantôt avec nous ; vecy la route du duc qui passe ci-devant. » À celle empainte fut là occis un moult vaillant bourgeois d’Abbeville, qui s’appeloit Laurent Dautils, dont ce fut grand dommage. Ainsi fut pris et attrapé par grand’fortune messire Hue de Châtillon, maître, pour le temps, des arbalêtriers de France, et capitaine d’Abbeville, de messire Nichole de Louvaing ; de laquelle prise le duc de Lancastre eut grand’joye ; aussi eurent tous les Anglois.


CHAPITRE CCXCVII.


Comment le duc de Lancastre donna congé à tous les étrangers de sa compagnie et s’en retourna en Angleterre.


Moult furent les gens d’Abbeville et les amis de messire Hue de Châtillon courroucés de sa prise ; mais amender ne le purent quant à cette fois. Or chevauchèrent les Anglois et passèrent la rivière de Somme à la Blanche-Tache, et puis montèrent devers la ville de Rue sur mer et en après vers Montreuil ; et firent tant par leurs journées qu’ils rentrèrent en la ville de Calais. Là donna le duc de Lancastre congé à tous les étrangers ; et se partirent de lui messire Robert de Namur et ses gens, messire Waleran de Borne, et tous les Allemands. Si retourna le duc de Lancastre arrière en Angleterre, et les Allemands en leur pays ; et n’avoient mais intention de guerroyer jusques à l’été ; car jà étoit la Saint-Martin en hiver, et plus avant. Mais au temps qui revenoit le duc de Lancastre avoit dit aux étrangers qu’il repasseroit la mer plus efforcément qu’il n’avoit fait, et prieroit ses cousins le duc de Guerles et le duc de Juliers, et feroit un grand cran en France.

Or nous tairons et souffrirons à parler des besognes de Picardie ; car il n’en y eut nulles en grand temps depuis ce, et parlerons du pays de Poitou, où les faits d’armes avenoient moult plus souvent.


CHAPITRE CCXCVIII.


Comment messire Jean Chandos cuida prendre Saint-Salvin, et comment lui et ceux de Saint Salvin s’entretrouvèrent, et des paroles que messire Jean Chandos leur dit.


Trop touchoit et avoit au cœur la prise de Saint-Salvin à monseigneur Jean Chandos, qui étoit pour ce temps sénéchal de Poitou ; et mettoit toutes ses intentions et imaginations à ce qu’il la pût ravoir, fût par embler ou écheler, il n’avoit cure comment ; et plusieurs fois en fit des embûches de nuit et de jour ; et à toutes failloit ; car messire Louis de Saint-Julien qui la gardoit en étoit durement soigneux, et bien

  1. Il y a plusieurs lieux de ce nom en Picardie.