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LIVRE I. — PARTIE II.

contrèrent messire Jean Chandos et toute sa route, en tel état que je vous ai dit, les aucuns à pied, et les autres deux sur un cheval. Si se firent là grandes reconnoissances et grands approchemens d’amour, et dit messire Jean Chandos qu’il étoit moult courroucé quand il n’étoit là venu à temps, pourquoi il eût trouvé les François. Si chevauchèrent ainsi en parlant et janglant, environ trois lieues, et puis prirent congé les uns des autres. Si retourna messire Jean Chandos à Poitiers, et monseigneur le comte de Pennebroch à Mortaigne sur mer dont il s’étoit premièrement parti ; et les maréchaux de France et leurs gens retournèrent à la Roche de Posoy et là se refreschirent et départirent leur butin ; et puis se retrairent chacun en sa garnison et emmenèrent leurs prisonniers. Si les rançonnèrent courtoisement quand ils vouldrent, ainsi que Anglois et François ont toujours fait l’un l’autre.

Or retournerons à l’assemblée de Tournehen, et parlerons de la mort de la plus gentil roine, plus large ni plus courtoise que oncques régna en son temps : ce fut madame Philippe de Hainaut, roine d’Angleterre et d’Irlande. Dieu lui pardoint et à tous autres !


CHAPITRE CCXCII.


Comment la roine Philippe d’Angleterre trépassa de ce siècle, dont le royaume d’Angleterre fut moult adoulé ; et des trois dons qu’elle requit au roi son mari.


En ce temps que cette assemblée de tant de nobles du royaume de France fut faite à Tournehen, desquels le duc de Bourgogne étoit chef et souverain, et le duc de Lancastre qui se tenoit en la vallée avec ses gens de l’autre part, advint en Angleterre une chose toute commune ; mais elle fut trop piteuse pour le roi et ses enfans et tout le pays : car la bonne dame roine d’Angleterre, qui tant de biens avoit faits en son vivant et reconforté tant de chevaliers, de dames et de damoiselles, et si largement donné et départi le sien à toutes gens, et qui si naturellement avoit toujours aimé ceux et celles de la nation de Hainaut, le pays dont elle fut née, s’accoucha malade de maladie dedans le châtel de Windesore ; et tant porta celle maladie que elle aggrava durement, et que fin de jours vint. Quand la bonne dame et roine connut que mourir lui convenoit, elle fit appeler le roi son mari, et quand le roi fut devant elle, elle traist hors de sa couverture sa main droite, et la mit en la main droite du dit roi, qui grand’tristesse avoit au cœur ; et là dit la bonne dame ainsi : « Monseigneur, Dieu merci ! nous avons en paix et en joie et en prospérité usé notre temps : si vous prie que à ce département vous me veuilliez donner trois dons. » Le roi, tout en larmoyant et pleurant répondit et dit : « Dame, demandez, ils vous sont accordés. » — « Monseigneur, je vous prie que à toutes manières de bonnes gens où le temps passé j’ai eu affaire de leurs marchandises, tant delà la mer comme deçà, de ce que je suis tenue envers eux vous les veuilliez légèrement croire et payer pour moi acquitter. En après, toutes les ordonnances que j’ai faites, et lais ordonnés et laissés, tant aux églises de ce pays que à celles de delà la mer, où j’ai eu ma dévotion, et à ceux et à celles qui m’ont servie, que vous les veuilliez tenir et accomplir. Tiercement, monseigneur, je vous prie que vous ne veuilliez élire autre sépulture que de gésir de-lez moi au cloître de Wesmoustier, quand Dieu fera sa volonté de vous. » Le roi tout en pleurant répondit : « Dame, je le vous accorde. » En après, la bonne dame fit le signe de la vraie croix sur lui ; et commanda le roi à Dieu et son fils monseigneur Thomas le mains-né, qui étoit de-lez lui, et puis assez tôt elle rendit son esprit, lequel je crois fermement que les saints angels de Paradis ravirent et emportèrent à grand’joie en la gloire des cieux ; car oncques en sa vie ne fit ni ne pensa chose par quoi elle le dût perdre. Si trépassa la dessus dite roine d’Angleterre, l’an de grâce 1369, la vigile de Notre-Dame la mi-août[1].


CHAPITRE CCXCIII

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Comment aucuns chevaliers et écuyers de l’ost du duc de Bourgogne vinrent escarmoucher en l’ost du duc de Lancastre ; et comment messire Roger de Coulongne y fut occis.


Les nouvelles en vinrent à Tournehen en l’ost des Anglois : si en furent toutes manières de gens durement courroucés, et par espécial son fils, le duc de Lancastre ; mais il n’est mort qu’il ne convienne oublier et passer. Pour ce ne lais-

  1. Elle mourut le jours même de la fête, suivant la Chronique de Thomas Otterbourne et Walsingham. Froissart a écrit un lai sur sa mort.