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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

grand’deffaute de vivres, qu’ils ne savoient que manger ; et y vendoit-on un pain trois vieux gros ; encore n’en pouvoit-on recouvrer pour son argent bien souvent ; de vins avoient-ils assez et largement, et ce leur faisoit grand confort.

En tel état furent-ils plus de cinq semaines. Quand ils virent que rien ne faisoient, et que la garnison de Durviel point ils ne prendroient, et séjournoient là en grand malaise, si avisèrent qu’ils se délogeroient, et se trairoient pardevant la ville et le châtel de Domme[1] en plus gras pays, ainsi qu’ils firent. Et étoit sire et gouverneur de la dite ville et du dit châtel messire Robert de Domme, qui en étoit seigneur, et avoit avec lui un sien cousin chevalier, qui s’appeloit messire Pierre Sanglier. Si avoient, en au devant, ces deux chevaliers les vivres du plat pays-là tous retraits là dedans. Quand les Anglois et les Gascons, qui étoient là quinze cents hommes d’armes et deux mille que archers, que brigands, furent là venus, si se ordonnèrent et mirent en arroy de siége bien et faiticement, et commencèrent à assaillir la forteresse de grand’volonté : si y levèrent plusieurs grands engins, assauts et escarmouches où il y eut fait, le siége durant, de grands appertises d’armes. Quand ils eurent là été quinze jours, et ils eurent vu que rien n’y faisoient ni rien n’y conquêtoient, et si y gissoient en grand’peine et grands frais, si se avisèrent et conseillèrent les uns par les autres qu’ils signifieroient leur état et leur affaire au prince de Galles leur seigneur, qui se tenoit en Angoulême. Si fut ordonné d’aller de celle part et de faire ce message Chandos le héraut, lequel se partit de ses maîtres et exploita tant par ses journées qu’il vint en Angoulême, où il trouva le prince à moult privée maisnie ; car tous ses chevaliers et écuyers étoient d’une part et d’autre. Quand le héraut Chandos fut là venu, il se mit à genoux devant le prince et lui recommanda tous ses maîtres dessus nommés, lesquels il avoit laissés au siége devant Domme, et puis lui recorda et remontra bien et sagement l’état et l’affaire de leur ordonnance, ainsi que informé et chargé l’avoient, avec lettres de créance qu’il apportoit à monseigneur le prince. Le prince entendit à ce bien et volontiers, et dit qu’il en auroit avis, et fit demeurer le héraut de-lez lui, et y fut cinq jours. Au sixième il lui fit délivrer sous son scel lettres écrites et scellées, et lui dit au départir : « Chandos, saluez-nous les compagnons. » Cil répondit : « Monseigneur, volontiers. » Lors se départit du prince le dit héraut et se mit au retour par devers Quersin.

Or vous recorderai de ceux de l’ost comment ils exploitèrent, et quelle chose ils firent, pendant que le dit héraut alla et vint et fit son message.


CHAPITRE CCLXXIX.


Comment messire Robert Canolle et Chandos se partirent de Domme sans rien faire, et prirent Gramath et Rochemadour et plusieurs autres villes qui étoient tournées Françoises.


Assez tôt après que Chandos se fut parti de ses maîtres, du siége de Domme, messire Jean Chandos, messire Robert de Canolle, messire Thomas de Felleton, le captal de Buch, messire James d’Audelée et les autres seigneurs et chevaliers qui là étoient, eurent conseil et avis ensemble qu’ils defferoient leur siége, car là à seoir rien ne conquêtoient, et chevaucheroient plus avant sur le pays, et conquerroient villes et garnisons qui étoient tournées Françoises nouvellement par l’effort des compagnies et des gens du duc de Berry. Si se délogèrent et se départirent de Domme et se mirent au chemin ; et s’en vinrent par devant Gramath[2], qui tantôt se rendirent et tournèrent Anglois qu’ils furent là venus. Si se rafraîchirent les seigneurs et leurs gens dedans la ville de Gramath par trois jours, et pendant ce avisèrent-ils où ils se trairoient quand ils partiroient. Ils chevauchèrent devers une forteresse que les Compagnies avoient nouvellement prise, que on appelle Foars. Sitôt que ceux de celle garnison sentirent les Anglois venir à si grand effort, et que ceux de Gramath s’étoient tournés, ils se tournèrent aussi et devinrent Anglois ; et jurèrent qu’ils le demeureroient à toujours ; mais ils en mentirent. Si passèrent outre les Anglois et vinrent devant Rochemadour. Ceux de la ville étoient malement fortifiés, si n’eurent mie volonté d’eux rendre. Quand les Anglois furent venus jusques à la dite ville, et ils eurent avisé et considéré la manière de ceux de la

  1. Petite ville du Haut-Périgord, sur une colline, près de la Dordogne.
  2. Gramat est une petite ville du Quercy, peu éloignée de Roquemadour dont l’historien va parler.