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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

quand le roi Henry et le vicomte de Roquebertin et leurs gens, non pas grand’foison, vinrent au logis dessus dit. Sitôt que le roi Henry entra en la chambre où son frère le roi Dan Piètre étoit, il dit ainsi par tel langage : « Où est ce fils de putain, juif, qui se appelle roi de Castille ? » Adonc s’avança le roi Dan Piètre qui fut moult hardi et cruel homme, et dit : « Mais tu es fils de putain, car je suis fils du bon roi Alphonse. » Et à ces mots il prit à bras le roi Henry son frère, et le tira à lui en luttant, et fut plus fort de lui, et l’abattit dessous lui, sous une ambarde, que on dit en françois, une coute de matelas de soie, et mit main à sa coustille, et l’eût là occis sans remède, si n’eût été le vicomte de Roquebertin, qui prit le pied du roi Dan Piètre et le renversa par dessous lui et mit le roi Henry dessus ; lequel traist tantôt une coustille longue de Castille, que il portoit en écharpe, et lui embarra au corps tout en affilant dessous en amont, et tantôt saillirent ses gens, qui lui aidèrent à partuer[1]. Et là furent morts aussi de-lez lui un chevalier d’Angleterre qui s’appeloit messire Raoul Elme, qui jadis avoit été nommé le Vert-écuyer, et un écuyer qui s’appeloit Jacques Rollans, pourtant qu’ils s’étoient mis à défense. Mais à Dan Ferrant de Castres ni aux autres on ne fit point de mal ; ains demeurèrent prisonniers à monseigneur le Bègue de Vilaines et à messire Yons de Lakonnet.


CHAPITRE CCLV.


Comment le roi Henry demeura paisiblement roi de Castille ; et comment messire Lion d’Angleterre mourût en ce temps.


Ainsi fina le roi Dan Piètre de Castille, qui jadis avoit régné en si grand’prospérité ; et encore le laissèrent ceux qui occis l’avoient trois jours sur terre ; dont il me semble que ce fut pitié pour humanité ; et se gaboient les Espaignols de lui. À lendemain le sire de Montiel se vint rendre au roi Henry, qui le reçut et prit à merci, et aussi tous ceux qui se vouloient retourner devers lui. Ces nouvelles s’épandirent par toute Castille, que le roi Dan Piètre étoit mort ; si en furent courroucés ses amis et tout réjouis ses ennemis. Quand les nouvelles vinrent au roi de Portingal, que son cousin le roi Dan Piètre étoit mort par telle manière, si en fut durement courroucé, et dit et jura que ce seroit amendé[2]. Si envoya tantôt défiances au roi Henry et lui fit guerre, et tint la marche de Séville une saison contre lui. Mais pour ce ne laissa mie le roi Henry à poursuivir son emprise, et s’en retourna devant Toulette, qui tantôt se rendit et tourna à lui, quand ils sçurent la mort du roi Dan Piètre. Et aussi fit tout le pays ; et mêmement le roi de Portingal n’eut mie conseil de longuement tenir la guerre contre le roi Henry. Si en fut fait accord et paix par les moyens des prélats et barons d’Espaigne[3]. Si demeura le roi Henry tout en paix dedans Castelle, et messire Bertran du Guesclin de-lez lui, et messire Olivier de Mauny et les autres chevaliers de France et de Bretagne, auxquels le roi Henry fit grand profit ; et moult y étoit tenu ; car sans l’aide d’eux il ne fût jà venu à chef de ses besognes. Si fit le dit messire Bertran du Guesclin connétable de toute Castille[4] ; et lui donna la terre de Soria, qui bien valoit par an vingt mille francs, et à messire Olivier de Mauny, son neveu, la terre d’Ecrette[5], qui bien valoit aussi dix mille francs, et aussi à tous les autres chevaliers. Si vint te-

  1. Ayala raconte autrement que Froissart la mort de D. Pèdre, et son récit, très défavorable à du Guesclin, a été adopté par plusieurs des historiens espagnols. Un auteur catalan, qui a écrit sur les affaires d’Arragon, fait arriver de la même manière le roi D. Pèdre dans la tente de du Guesclin, On apprend par le même auteur que la cause véritable pour laquelle les grands se déclarèrent contre lui et couronnèrent son frère Henry, qui ne valait certainement pas mieux, c’est que D. Pèdre était inflexible dans l’exécution de la justice, et que, pour réprimer les vols et les brigandages qui furent en effet fort rares sous son règne, il ne craignit pas de faire des exemples terribles contre les nobles.
  2. Fernand, roi de Portugal, avait épousé D. Béatrix, fille de D. Pèdre, qui, par son testament, l’avait déclaré son héritier, au cas où il n’aurait pas d’enfant mâle.
  3. La guerre dura encore près de deux ans entre les rois d’Espagne et de Portugal ; ils ne firent la paix que dans le cours de l’année 1371.
  4. Il ne fit vraisemblablement que lui confirmer cette dignité, dont il paraît que du Guesclin avait été revêtu lors de sa première expédition en Espagne, ainsi que Froissart lui-même le rapporte dams le chapitre 205. Quoi qu’il en soit, le roi Henry lui donna, outre Soria, les bourgs et châteaux de Molina, d’Almanza, de Moron, de Montagudo et de Seron, qu’il érigea en duché sous le nom de Molina, par lettres datées de Séville, le 4 mai 1369.
  5. Ce nom serait difficile à reconnaître sans le secours des historiens d’Espagne, qui nous apprennent qu’Olivier de Mauny fut récompensé de ses services par la seigneurie d’Agreda dans la Vieilie-Castille.