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LIVRE I. — PARTIE II.

royaume d’Arragon, le vicomte de Roquebertin et le vicomte de Rodez, et furent bien trois mille de cheval et six mille de pied, parmi aucuns Gennevois qui là étoient soudoyers. Si chevauchèrent ces gens d’armes vers Espaigne, et jusques en la cité de Burgues, qui tantôt se rendit et ouvrit contre le roi Henry, et le reçurent à seigneur ; et de là vinrent devant le Val-d’Olif, car le roi Henry entendit que le roi de Mayogres y étoit, de laquelle avenue il fut moult joyeux. Quand ceux de la ville du Val-d’Olif entendirent que ceux de Burgues étoient tournés et rendus au roi Henry, ils n’eurent mie conseil d’eux tenir ni faire assaillir. Si se rendirent ; et recueillirent le dit roi Henry comme leur seigneur, ainsi que jadis avoient fait. Sitôt que le roi Henry fut entré en la ville, il demanda où le roi de Mayogres étoit ; et on lui enseigna volontiers. Tantôt le roi Henry vint celle part, et entra en l’hôtel et en la chambre où il étoit encore tout pesant de sa maladie. Le roi Henry vint à lui et lui dit ainsi : « Roi de Mayogres, vous avez été notre ennemi, et à main armée êtes entré en notre royaume de Castille, pourquoi nous mettons main en vous, et vous rendez notre prisonnier ou vous êtes mort. » Le roi de Mayogres qui se voyoit en dur parti, et que défense n’y valoit, répondit et dit : « Sire, je suis mort voirement si vous voulez ; volontiers je me rends à vous votre prisonnier, et non à autre ; et si vous me voulez mettre, par quelque manière que ce soit, en autres mains que ès vôtres, si le dîtes, car je aurois plus cher être mort que remis ès mains de mon adversaire le roi d’Arragon. » Le roi Henry répondit et dit : « Nennil ; car je ne vous ferois pas loyauté, et si seroit grandement à mon blâme. Vous demeurerez mon prisonnier, pour quitter ou pour rançonner si je veux. »

Ainsi fut pris et sermenté le roi James de Mayogres du roi Henry, qui mit sur lui au Val-d’Olif[1] grands gardes pour plus espécialement garder ; et puis chevaucha outre vers la cité de Léon en Espagne, qui tantôt s’ouvrit contre lui, quand ils ouïrent dire qu’il venoit celle part.


CHAPITRE CCLI.


Comment le roi Dan Piètre s’allia au roi de Grenade, au roi de Bellemarine et au roi de Tramesannes, et comment messire Bertran arriva en l’ost du roi Henry.


Quand la ville et la cité de Léon en Espaigne se fut rendue au roi Henry, tout le pays de la marche de Gallice se commença à tourner ; et s’en vinrent au dit roi Henry plusieurs hauts barons et seigneurs qui avoient paravant fait hommage au roi Dan Piètre. Car quelque semblant d’amour qu’ils lui eussent montré, présent le prince, ils ne le pouvoient aimer, tant leur avoit fait de grands’cruautés jadis ; et étoient en doute que encore de rechef il ne leur en fit. Et le roi Henry les avoit tenus aimablement et portés doucement ; et leur promettoit bien à faire ; pour ce se traioient-ils tous devers lui. Encore n’étoit mie messire Bertran du Guesclin en sa compagnie ; mais il approchoit durement, atout deux mille combattans, et étoit parti du duc d’Anjou qui avoit achevé sa guerre en Provence et défait son siége de devant Tarascon, par composition ; je ne sçais mie à dire quelle[2]. Si s’étoient partis avec le dessus dit messire Bertran aucuns chevaliers et écuvers de France qui désiroient les armes ; et étoient jà entrés en Arragon, et chevauchoient fortement pour venir devers le roi Henry, qui avoit mis le siége devant Toulette.

Les nouvelles du reconquêt, et comment le pays se tournoit devers son frère le bâtard, vinrent au roi Dam Piètre, qui se tenoit en la marche de Séville et de Portingal où il étoit petitement aimé et douté. Quand le roi Dan Piètre entendit ce, si fut durement courroucé sur son frère le bâtard et les barons de Castille qui le relinquissoient ; et dit et jura qu’il en prendroit si cruelle vengeance que ce seroit exemple à tous autres. Si

    que Henri ne vit point alors le roi d Arragon, qui lui avait défendu l’entrée de ses états.

  1. Suivant les historiens d’Espagne, ce fut dans la citadelle de Burgos que Henri fit prisonnier don Jayme de Majorque, qu’il envoya sous bonne garde au château de Cariol.
  2. Le duc d’Anjou se rendit maître de la ville de Tarascon, ou plutôt les habitans, avec qui il entretenait des intelligences, la lui livrèrent vers la fin de mars. Le 11 avril suivant, il assiégea Arles et laissa la conduite du siége à du Guesclin qui le leva le 1er mai. Quant au départ de celui-ci pour l’Espagne, il ne peut être antérieur à la fin de septembre, et peut-être même faut-il le reculer davantage. Ce ne fut que postérieurement au 20 de ce mois qu’il traita, par ordre du duc d’Anjou, avec les chefs des compagnies, Bretons, Gascons, Lombards, etc., pour les engager à sortir du Languedoc, moyennant une certaine somme, dont il leur remit entre les mains pour garans Alain de Beaumont et le sire de Montauban.