Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/615

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1368]
547
LIVRE I. — PARTIE II.

pagne et puis en l’archevêché de Reims, en l’évêché de Noyon et de Soisson. Et toudis leur croissoient gens ; et étoient si confortés de leurs besognes qu’ils eussent volontiers, à ce qu’ils montroient, combattu les François si ils eussent voulu. Et pour eux aventurer, ils cerchèrent en ce temps tout le royaume de France, et y firent moult de maux et de tribulations et de vilains faits. Et en venoient les plaintes tous les jours au roi de France et à son conseil ; et si n’y pouvoient mettre remède, car on ne s’osoit aventurer pour eux combattre. Et disoient bien ceux qui pris étoient, car toudis on les poursuivoit et les côtoyoit à gens d’armes, si ne se pouvoient mie si bien garder qu’il n’en y eût des attrapés, que le prince de Galles les envoyoit là. Donc le royaume étoit tout émerveillé, pourquoi couvertement le prince les faisoit guerroyer ; et moult diversement en parloient sur sa partie.

Si manda adonc le roi de France le sire de Cliçon, et en fit un grand capitaine contre ces compagnons, pourtant qu’il étoit bon compagnon et hardi ; et s’enamoura le roi de France grandement de lui.

En ce temps fut le mariage fait du seigneur de Labreth et de madame Ysabel de Bourbon[1], sœur au duc Louis de Bourbon et à la roine de France, et à madame Bonne comtesse de Savoye : duquel mariage le prince de Galles ne fut néant réjoui, mais eût eu plus cher que le seigneur de Labreth se fût marié ailleurs[2].


CHAPITRE CCXLIX.


Comment les seigneurs de Gascogne se vinrent plaindre au roi de France du fouage que le prince vouloit lever en Aquitaine.


Pendant que ces compagnies couroient en France, fut le prince de Galles conseillé d’aucuns de son conseil pour élever un fouage[3] en Aquitaine, et par espécial l’évêque de Bathe[4] son chancelier y rendit grand’peine à lui conseiller ; car l’état du prince et de madame la princesse étoit adonc si grand et si étoffé que nul autre de prince ni de seigneur en chrétienté ne s’accomparoit au leur, ni de tenir grand’foison de chevaliers, d’écuvers, de dames et de damoiselles, et de faire grands frais.

Au conseil de ce fouage furent appelés tous les barons de Gascogne, de Poitou et de Xaintonge, auxquels il appartenoit à parler, et plusieurs riches hommes des cités et des bonnes villes d’Aquitaine. Là leur fut remontré à Niort, où ce parlement étoit assemblé, espécialement et généralement par le dessus dit évêque de Bathe, chancelier d’Aquitaine, et présent le prince, sur quel état l’on vouloit élever ce fouage, lequel fouage le prince n’avoit mie intention de longuement tenir ni faire courir en son pays, fors tant seulement cinq ans, tant qu’il fût apaisé du grand argent qu’il devoit et avoit accru par le voyage d’Espaigne. À cette ordonnance tenir et obéir étoient assez d’accord ceux de Poitou, de Xaintonge, de Limousin, de Rouergue et de la Rochelle, parmi ce que le prince devoit tenu ses monnoies estables sept ans. Mais à ce propos se refusoient ceux des hautes marches de Gascogne, le comte d’Armignac, le sire de Labreth son neveu, le comte de Pierregord, le comte de Comminges, le vicomte de Carmain, le sire de la Barde, le sire de Terride, le sire de Pincornet, et plusieurs hauts barons et grands chevaliers tous de ces marches, et cités et bonnes villes de leur ressort ; et disoient que du temps passé et qu’ils avoient obéi au roi de France, ils n’avoient

  1. Cette princesse se nommait Marguerite : elle épousa Armand Amalric d’Albret, grand chambellan de France, par contrat passé le 4 mai de cette année.
  2. Quelques manuscrits et les imprimés ajoutent : « Et en parla moult grossement sur lui et sur sa partie et moult rudement : mais les plus grands de son conseil, chevaliers et écuyers, l’excusèrent au mieux qu’ils purent, disant que chacun s’avance au mieux qu’il peut et agrandit, et que on ne doit jamais blâmer un bon chevalier s’il pourchasse son honneur et profit au mieux qu’il peut, et qu’il n’en laisse point à servir son seigneur ni à faire ce à quoi il est tenu. De telles et semblables paroles étoit peu le prince de Galles pour l’apaiser ; mais non étoit quelque semblant qu’il en fit ; car bien sçavoit que ce mariage étoit une départie et un éloignement d’amour de lui et de ceux de son côté, comme vérité fut, selon ce que dit cette histoire. »

    Ce bavardage qu’on ne trouve point dans les bons manuscrits est probablement de quelque copiste.

  3. Le fouage était une taxe annuelle levée sur chaque feu : du temps de Charles V, elle était de quatre livres tournois.
  4. J’ignore pourquoi Sauvage substitue l’évêque de Rhodez à l’évêque de Bath, contre le témoignage de tous les manuscrits et des éditions gothiques, et contre la vérité, puisqu’il est certain que l’évéque de Bath était chancelier du prince de Galles pour l’Aquitaine. On le trouve désigné sous ce titre dans plusieurs endroits de Rymer.