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LIVRE I. — PARTIE II.

les compagnies ainsi qu’ils revenoient et passoient, en la prinçauté, en attendant argent et paiement ; car le prince étoit grandement tenu à eux. « Si les vouloit, ce disoit, tous satisfaire à son pouvoir et payer, où que argent fût pris ni à quel meschef. Jasoit ce que le roi Dan Piètre ne lui eût point tenu ses convenances, si ne le devoient mie, ce disoit le prince, comparer ceux qui servi l’avoient. »

Sitôt que le roi Henry, qui se tenoit en la garnison de Bagnères en Bigorre, et étoit tenu tout le temps, entendit que le prince étoit revenu d’Espaigne en la prinçauté, il se partit de là à ce qu’il avoit de gens d’armes, Bretons et compagnies, et entra en Arragon, et vint devers le roi d’Arragon, qui moult l’aimoit et qui liement le reçut. Là se tint tout l’hiver avec lui ; et eurent de rechef nouvelles alliances entre lui et le roi d’Arragon pour guerroyer le roi Dan Piètre[1]. Et couroient jà les routes des Bretons qui étoient ahers avec lui, desquels étoient capitaines messire Arnoul de Limosin, messire Geffroy Ricon, messire Yons de Lakonet, sur le pays d’Espaigne, et y faisoient guerre pour ledit roi Henry. Or parlerons-nous de la délivrance messire Bertran du Guesclin.


CHAPITRE CCXLVII.


Comment messire Bertran du Guesclin fut mis à rançon ; et comment messire Lyon d’Angleterre fut marié à la fille au sire de Milan.


Après que le prince de Galles fut retourné en Aquitaine, et son frère le duc de Lancastre en Angleterre, et aussi tous les barons sur leurs lieux, demeura encore prisonnier messire Bertran du Guesclin au prince et à messire Jean Chandos ; et ne pouvoit venir à rançon ni à finance, dont moult déplaisoit au roi Henry, si amender le pût. Or en avint ainsi, si comme je fus adonc et depuis informé, que un jour le prince de Galles étoit en gogues ; si vit devant lui ester messire Bertran du Guesclin ; si l’appela et lui demanda comment il lui étoit : « Monseigneur, répondit messire Bertran, il ne me fut, Dieu merci ! oncques mais mieux ; et c’est droit qu’il me soit bien ; car je suis le plus honoré chevalier du monde, quoique je demeure en vos prisons, et vous saurez comment et pourquoi. On dit parmi le royaume de France et ailleurs que vous me doutez tant et ressoignez, que vous ne m’osez mettre hors de votre prison. » Le prince entendit cette parole et cuida bien que messire Bertran le dît à bon sens ; car voirement ses consaux ne vouloient nullement qu’il eût encore sa délivrance, jusques adonc que le roi Dan Piètre auroit payé le prince en tout ce qu’il étoit tenu envers lui et ses gens. Si répondit : « Voire, messire Bertran, pensez-vous doncques que pour votre chevalerie nous vous retenons. Par Saint George, nennil. Et, beau sire, payez cent mille francs et vous serez délivré[2]. » Messire Bertran qui désiroit sa délivrance et à ouïr sur quelle fin il pouvoit partir, hapa ce mot et dit : « Monsei-

  1. Il est bien singulier que Froissart, qui raconte avec beaucoup d’exactitude tous les événemens de la guerre d’Espagne, ait ignoré le traité d’alliance conclu à Tarazone entre D. Pèdre et le roi d’Arragon, particularité dont il était très à portée d’être instruit par ses relations à la cour du prince de Galles. Le roi d’Arragon, loin de favoriser l’entrée du comte de Transtamare en Castille, lui fit dire par le gouverneur du Roussillon de ne point passer sur ses terres. Henri, malgré cette opposition, traversa les Pyrénées au mois de septembre et s’avança jusqu’à Huesca. Le roi d’Arragon en étant informé fit partir de Sarragosse un corps considérable de troupes pour lui disputer le passage ; mais ces troupes, qui servaient à regret contre lui, le laissèrent sortir d’Huesca sans l’inquiéter : il dirigea sa marche par la Navarre, et s’étant rendu sur les bords de l’Èbre, il passa cette rivière à Asagna et entra dans la ville.
  2. La Chronique d’Ayala raconte autrement la rançon de du Guesclin, et son récit parait plus conforme encore au caractère des deux champions. En voici un abrégé succinct : « D. Bertrand ayant fait demander au prince de Galles de le recevoir à rançon, celui-ci, après avoir consulté son conseil, lui fit répondre qu’on avait jugé convenable de ne pas le laisser libre tant que dureraient les guerres entre la France et l’Angleterre. Bertrand fit dire au prince qu’il regardait une telle exception comme un grand honneur, puisque le prince déclarait par-là qu’il redoutait plus que toute autre chose les coups de sa lance. Le prince, un peu piqué lui envoya dire qu’il le redoutait si peu que, contre l’avis de son conseil, il accepterait sa rançon ; qu’il n’eût qu’à la fixer lui même, et que, quelque léger prix que du Guesclin mît à sa personne, il l’accepterait. Du Guesclin répondit à cet acte de fierté par un autre, et quoiqu’il ne possédât rien dans son pays, il déclara qu’il fixait sa rançon à 100,000 francs, somme exorbitante pour cette époque, et qui étonna le prince lui-même. Ses amis de Bretagne se réunirent pour payer cette somme ; mais Charles V, appréciant l’importance de du Guesclin, remboursa les 100,000 francs et fit donner de plus 30,000 fr. à du Guesclin pour s’équiper. La générosité de Charles V ne paraît presque pas moins digne d’admiration à Ayala que la fierté de du Guesclin et du prince de Galles. À cette époque, la vertu par excellence des princes était, suivant les courtisans, la largesse, dont ils profitaient.