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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

prince, qui lui étoit encore trop près voisin. Si se partit le dit roi Henry du roi d’Arragon et laissa en la cité de Valence sa femme et ses enfans, et exploita tant par ses journées qu’il passa Narbonne, qui est la première cité du royaume de France à ce lez là, et puis Béziers et Loupian[1] et tout le pays, et vint à Montpellier. Là trouva-t-il le duc d’Anjou qui fort l’aimoit et qui trop fort hayoit les Anglois, quoiqu’il ne leur fît point de guerre ; lequel duc, qui informé étoit de l’affaire du roi Henry, le reçut et recueillit moult liement et le réconforta de ce qu’il put. Et fut avecques lui une espace de temps, et vint en Avignon voir le pape Urbain V qui se deyoit partir et aller à Rome, ainsi qu’il fit.

Depuis retourna le dit roi Henry à Montpellier devers le duc d’Anjou, et eurent traités ensemble[2] ; et me fut adonc dit et recordé par ceux qui en cuidoient bien aucune chose sçavoir, et depuis on en a vu l’apparent, que le roi acheta ou emprunta au duc d’Anjou un châtel séant de-lez Toulouse, sur les frontières de la prinçauté, lequel châtel on appelle Roquemore[3]. Là recueillit-il et assembla gens, Bretons et autres des compagnies, qui n’étoient point passées outre en Espaigne avec le prince ; et furent à ce commencement environ trois cents.

Ces nouvelles furent envoyées à madame la princesse qui se tenoit à Bordeaux, que le roi Henry pourchassoit confort et aide de tous côtés pour faire guerre à la prinçauté et duché d’Aquitaine ; si en fut tout ébahie ; et pourtant qu’il se tenoit sur le royaume de France, elle en escripsit et envoya grands messages par devers le roi de France, en lui suppliant moult chèrement qu’il ne voulsist mie consentir que le bâtard d’Espagne lui fît guerre et eût son recours et son ressort en France ; car trop grands maux en pourroient naître et venir. Le roi de France descendit légèrement à la prière de la princesse, et envoya messages hâtivement devers le bâtard Henry, qui se tenoit au châtel de Roquemore, sur les frontières de Montalban, et qui commençoit jà à guerroyer le pays d’Aquitaine et la terre du prince, en lui mandant et commandant que lui étant ni séjournant sur son royaume, il ne fît point de guerre en la terre de son cher neveu le prince de Galles et d’Aquitaine. Et encore pour donner plus grand exemple à ses gens que point ne s’aherdissent avec le bâtard Henry, il fit le jeune comte d’Aucerre aller tenir prison au châtel du Louvre, pourtant qu’il étoit en grands traités devers le roi Henry et y devoit aller à grand nombre de gens d’armes, ce disoit-on ; pour ce lui fit le roi briser son propos.

Au mandement du roi de France obéit le roi Henry ; ce fut bien raison : mais pour ce ne laissa-t-il mie à faire son emprise ; et se partit de Roquemore atout bien quatre cents Bretons. Si étoient alliés et ahers avec lui ces chevaliers et écuyers bretons qui ci s’ensuivent : messire Arnoul de Limosin[4], messire Geffroy Ricon, messire Yon de Lakonet, Sevestre Budes, Aliot de Calay, Alain de Saint-Pol. Et vinrent ces gens d’armes, Bretons et autres, chevauchant roidement parmi les montagnes ; et entrèrent en Bigorre en la prinçauté ; et prirent de nuit et échellèrent une ville que on appelle Bagnères ; si la fortifièrent et réparèrent bien et fort ; et puis chevauchèrent en la terre du prince et là commencèrent à courir, et y portèrent grand dommage. Mais la princesse y envoya au devant messire James d’Audelée, qui étoit demeuré en Aquitaine tout souverain et gouverneur pour garder le pays. Nonobstant ce, si y firent le roi Henry et les Bretons moult de dommages ; car toujours leur croissoient gens. Or retournerons au prince de Galles et à ses gens, qui se tenoient au Val-d’Olif et là environ, en attendant la venue du roi Dam Piètre, car point ne revenoit ainsi que au prince avoit promis.


CHAPITRE CCXLV.


Comment le prince envoya deux de ses chevaliers par devers le roi Dan Piètre pour savoir pourquoi il ne lui tenoit son convenant, et quelle chose il leur répondit.


Quand le prince de Galles eut séjourné au Val-d’Olif jusques à la Saint-Jean-Baptiste en été

  1. Petite ville près Agde.
  2. Ces deux princes firent alors une ligue tant contre D. Pèdre que contre les Anglais.
  3. D. Vaissette pense, avec beaucoup de fondement, que ce château est celui de Pierre-Pertuse, situé à l’extrémité du diocèse de Narbonne vers le Roussillon, où Henri s’était arrêté en venant d’Espagne, et où il établit sa demeure, après avoir vendu au roi, au mois de juin de cette année, pour la somme de 27,000 francs d’or, son comté de Cessenon, situé dans les diocèses de Saint-Pons et de Béziers.
  4. Son nom était Arnauld Solier. Il obtint plus tard d’assez vastes possessions en Espagne et s’allia avec la puissante famille de Velasco en donnant sa fille à J. de Velasco.