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LIVRE I. — PARTIE II.


CHAPITRE CCXLIV.


Comment le prince fut moult honoré par tous pays de la victoire d’Espaigne ; et comment les bourgeois de Londres en firent grant solemnité.


Or furent éparses ces nouvelles en France, en Angleterre, en Allemaigne, et en tous pays, que le prince de Galles et sa puissance avoient déconfit par bataille le roi Henry, et pris, morts, chassés et noyés, le jour que la bataille fut lez Najares plus de cent mille hommes. Si en fut le dit prince renommé et honoré de bonne chevalerie et de haute emprise, en tous les lieux et marches que l’on en oyoit parler, et par espécial en l’empire d’Allemagne et au royaume d’Angleterre. Et disoient les Allemands, les Thiois, les Flamands et les Anglois, que le prince de Galles étoit la fleur de toute la chevalerie du monde, et que un tel prince étoit bien digne et bien taillé de gouverner tout le monde, quand par sa prouesse il avoit eu trois si hautes journées et si notables, la première à Crécy en Ponthieu, la seconde, dix ans après, à Poitiers, la tierce, aussi dix ans après, en Espaigne, devant Najares. Si en firent en la cité de Londres en Angleterre les bourgeois de la dite ville la solemnité pour la victoire et le triomphe, ainsi que anciennement en faisoit pour les rois qui avoient obtenu la place et déconfit leurs ennemis. Si furent en France regrettés et lamentés les bons chevaliers du royaume qui avoient été morts et pris à la journée, et par espécial messire Bertran du Guesclin et messire Arnoul d’Audrehen. Si finèrent-ils depuis moult courtoisement, et furent les aucuns mis à finance : messire Bertran du Guesclin ne le fut mie sitôt ; car messire Jean Chandos, qui étoit son maître, ne le vouloit pas délivrer, et aussi messire Bertran ne le pressoit pas plenté.

Or vous parlerons un petit du roi Henry, comment il persévéra quand il se partit de la bataille, et puis retournerons au prince et au roi Dan Piètre de Castille.


CHAPITRE CCXLV.


Comment le roi Henry laissa sa femme et ses enfans en la garde du roi d’Arragon, et s’en vint en France guerroyer la terre du prince.


Le roi Henry, si comme ci-dessus est dit, se sauva au mieux qu’il put, et éloigna ses ennemis, et emmena sa femme et ses enfans au plus hâtivement qu’il put, en la cité de Valence en Arragon, là où le dit roi d’Arragon se tenoit, qui étoit son compère et son ami ; auquel il recorda toute son aventure, et pour laquelle le dit roi d’Arragon fut moult courroucé[1].

Assez tôt après, le roi Henry eut conseil qu’il passeroit outre et iroit voir le duc d’Anjou, qui pour le temps se tenoit à Montpellier, et lui recorderoit aussi ses meschances. Cil avis fut plaisant au dit roi d’Arragon ; et consentoit bien qu’il se partît, pourtant qu’il étoit ennemi au

  1. Zurita, historien d’Arragon, raconte différemment la fuite du comte de Transtamare. « Ce prince, dit-il, étant arrivé à cheval, lui troisième, au château d’Huesca en Arragon, Pierre de Lune qui en était seigneur le conduisit incognito, et sans le faire passer à la cour d’Arragon, jusqu’à ce qu’il fût en sûreté en France au château de Pierre-Pertuse. Les archevêques de Saragosse et de Tolède, qui étaient à Burgos auprès de la princesse femme de Henri, la menèrent avec ses enfans à Saragosse où était le roi d’Arragon, qui lui permit d’aller joindre son mari en France. » (Zurita, liv. ix, chap. 68 et suiv.)

    Ce récit est plus vraisemblable que celui de Froissart et se concilie mieux avec la date des événemens. La bataille de Najara se donna le samedi 3 avril. On ne saurait douter que Henri, comme Froissart va le dire, n’ait eu une entrevue à Avignon avec Urbain V, qui en partit pour Rome le 30 du même mois. Or, il n’est guère possible que dans l’espace de vingt-six jours le prince fugitif ait traversé le royaume d’Arragon avec sa femme et ses enfans pour se rendre à Valence, l’ait traversé une seconde fois pour venir en France, se soit rendu auprès du duc d’Anjou à Montpellier, et ait eu une audience du pape à Avignon. Cette observation montre assez le peu de créance que méritent les historiens de du Guesclin, qui ajoutent au récit de Froissart plusieurs circonstances romanesques, telles que la conférence que le prince Henri, déguisé en pèlerin, eut à Bordeaux avec du Guesclin, qui n’y arriva, au plus tôt, que vers le mois de juillet, et le voyage qu’il fit ensuite à Avignon, où il eut audience d’Urbain V, quoique le pontife en fût parti dès le 30 avril précédent. On peut consulter sur ce qui concerne Henri de Transtamare, pendant son séjour en France après la bataille de Najara, l’Hist. de Languedoc, t. iv, p. 334 et suiv., et la note 27, p. 578 et suiv.

    D. Pedro Lopez de Ayala raconte que Henri, après être sorti de Najara, prit le chemin de Soria et arriva près de Calatayud à Huesca, qui appartenait à Juan Martinez de Luna ; que là il eut une conférence avec D. Pedro de Luna, depuis pape, sous le nom de Benoît XIII ; qu’ils en partirent ensemble pour Jaca, d’où il se rendit à Ortez près du comte de Foix, qui le fit accompagner jusqu’à Toulouse. De Toulouse, Henri se rendit à la Ville-Neuve près Avignon, où il eut une conférence avec le duc d’Anjou. Urbain V était alors à Avignon, et, quoiqu’il aimât beaucoup Henri, et qu’il eût conseillé au duc d’Anjou de l’assister, ils n’eurent cependant aucune entrevue ensemble, tant il redoutait d’offenser le prince de Galles.