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LIVRE I. — PARTIE II.

victoire vient de lui et non de moi. » Lors se trairent ensemble les seigneurs du conseil du prince, et parlèrent d’autres besognes. Et fut là tant le prince que toutes ses gens furent revenus de la chasse, et qu’il eut ordonné quatre chevaliers et quatre hérauts à aller par les champs pour aviser quelles gens de pris, et quelle quantité y étoient morts et demeurés ; et aussi pour savoir la vérité du roi Henry qu’ils appeloient entre eux le bâtard, si il étoit mort ou non ; car encore n’en sçavoient-ils néant.

Après cette ordonnance, le prince et ses gens s’avalèrent ès logis du dit roi Henry et des Espaignols, Si se espardirent par ordonnance tout partout, et se logèrent bien et aisément ; car le dit logis étoit grand et étendu ; et moult y trouvèrent et largement de pourvéances, dont ils avoient eu grand’souffreté. Si soupèrent et se tinrent ce soir en grand revel. Après souper revinrent les chevaliers et les hérauts qui avoient cerché les champs et visité les morts. Si rapportèrent par compte que cinq cents et soixante hommes d’armes y étoient demeurés, Espaignols et François, mais point n’y étoit trouvé le roi Henry ; de quoi le roi Dam Piètre n’étoit mie lie ; et entre ces hommes ils n’avoient trouvé que quatre de leurs chevaliers morts, dont les deux étoient Gascons, le tiers Allemand, et le quart Anglois, messire Raoul de Ferrières ; et encore morts de communautés environ sept mille et cinq cents, sans ceux qui furent noyés, dont on ne peut sçavoir compte, et de leurs archers environ vingt, et quarante autres hommes. Si se tinrent là ce samedi au soir tout aises ; bien avoient de quoi ; et trouvèrent vins et viandes bien et plantureusement, et s’y rafraîchirent, et le dimanche toute jour, qui fut Pâques fleuries[1].


CHAPITRE CCXLII.


Comment le roi Dan Piètre, à la requête du prince, pardonna à ceux de Castille ses mautalens ; et comment ceux de la cité de Burgues se rendirent au roi Dan Piètre.


Le dimanche au matin, à heure de prime, quand le prince fut levé et appareillé, si issit hors de son pavillon. Adonc vinrent devers lui le duc de Lancastre son frère, le comte d’Armignac, le sire de Labreth, messire Jean Chandos, le captal de Buch, le sire de Pommiers, messire Guichard d’Angle, le roi de Mayogres son compère, et grand’foison de barons et de chevaliers. Assez tôt après vint devers le prince le roi Dam Piètre de Castelle, auquel le prince faisoit tout honneur et révérence : si se avança de parler le roi Dam Piètre, et dit ainsi : « Cher et beau cousin, je vous requiers et prie en amitié que vous me veuillez délivrer les mauvais traîtres de mon pays, mon frère Sanses le bâtard et les autres ; si les ferai décoler, car moult bien l’ont desservi. »

Adonc s’avisa le prince et dit ainsi au roi Dam Piètre qui cette requête avoit fait ; « Sire roi, je vous prie, au nom d’amour et par lignage, que vous me donnez et accordez un don. » Le roi Dan Piètre, qui nullement ne lui eût refusé, lui accorda et dit : « Mon cousin, tout ce que j’ai est vôtre. » Lors dit le prince : « Sire roi, je vous prie que vous pardonnez à toutes vos gens, qui vous ont été rebelles, vos mautalens : si ferez bien et courtoisie, et si en demeurerez plus en paix en votre dit royaume ; excepté Gommes Garils ; de cestui vueil-je bien que vous fassiez votre volonté[2]. » Le roi Dam Piètre lui accorda cette requête, mais ce fut moult envis, combien qu’il ne lui osât escondire, tant se sentoit-il tenu à lui, et dit : « Beau cousin, je vous le accorde bonnement. » Là furent mandés tous les prisonniers d’Espaigne qui étoient en l’ost, pardevant le prince ; et là les accorda le dit prince au roi Dan Piètre leur seigneur, et baisa le comte Sanse son frère, et lui pardonna son mautalent, et ainsi tous les autres, parmi ce que ils enconvenancèrent et lui jurèrent féauté, hommage et service à tenir bien et loyaument à tous jours mais ; et devinrent ses hommes, et le reconnurent à roi et à seigneur.

Cette courtoisie, avecques plusieurs autres, leur fit le prince, les quelles depuis ils reconnurent et desservirent assez petitement, si comme vous orrez avant en l’histoire. Et aussi le dit prince fit grand’courtoisie aux barons d’Espaigne qui prisonniers étoient ; car le roi Dan Piètre les eût voulu tenir, et en son air il les eût tous fait mou-

  1. Froissart se trompe : Pâques étant cette année le 18 avril, le dimanche 4 de ce mois fut le jour de la Passion.
  2. Suivant D. Pedro Lopez de Ayala, fils de cet Ayala qui fut fait prisonnier à la bataille de Najara, le prince de Galles, avant de porter la guerre en Espagne, avait stipulé avec D. Pèdre que le roi ne ferait tuer aucun chevalier ni homme considérable de Castille sans qu’il eût été jugé conformément aux lois établies. La seule exception concernait ceux qui avaient été condamnés précédemment.