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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

champs, et se mirent en leurs batailles ainsi que ils devoient aller et être ; et se partirent ainsi ordonnés ; car bien savoient que ils encontreroient et trouveroient leurs ennemis. Et ne chevauchoit nul devant les batailles des maréchaux, si ils n’étoient ordonnés pour courir. Et bien savoient les seigneurs des deux osts, par les rapports des coureurs, qu’ils se devoient trouver. Si chevauchèrent ainsi et cheminèrent tout le pas les uns contre les autres. Quand le soleil fut levé, c’étoit grand’beauté de voir ces bannières ventiler et ces armures resplendir contre le soleil. En cel état chevauchèrent et cheminèrent tout souef tant qu’ils approchèrent durement l’un l’autre ; et prit le dit prince et ses gens une petite montagne, et au descendre ils aperçurent leurs ennemis tout clairement qui venoient le chemin droitement vers eux. Quand ils eurent tous avalé celle dite montagne, ils se trairent en leurs batailles sur les champs et se tinrent tous cois. Aussi, si très tôt que les Espaignols les virent, ils firent ainsi et s’arrêtèrent en leurs batailles.

Si restraindit chacun ses armures et mit à point, ainsi que pour tantôt combattre. Là apporta messire Jean Chandos sa bannière entre ses mains, que encore n’avoit nulle part boutée hors, au prince, et lui dit ainsi : « Monseigneur, vecy ma bannière, je vous la baille, par telle manière qu’il vous plaise, à développer, et que aujourd’hui je la puisse lever ; car Dieu mercy, j’ai bien de quoi, terre et héritage, pour tenir état ainsi qu’il appartient à ce. » Adonc prit le prince, et le roi Dan Piètre qui là étoit, la bannière entre leurs mains, et la développèrent, qui étoit d’argent à ün pel aiguisé de gueules, et lui rendirent par la haste en disant ainsi : « Tenez, messire Jean, vecy votre bannière, Dieu vous en laisse votre preu faire. » Lors se partit ledit messire Jean Chandos et rapporta sa bannière entre ses gens et la mit au milieu d’eux et dit : « Seigneurs, vecy ma bannière et la vôtre, or la gardez ainsi que la vôtre. » Adonc la prirent les compagnons qui en furent tout réjouis, et disoient que si il plaisoit à Dieu et à monseigneur Saint George, ils la garderoient bien et s’en acquitteroient à leur pouvoir. Si demeura la bannière ès mains d’un bon écuyer anglois que on appeloit Guillaume Alery[1] qui la porta ce jour et qui bien et loyaument s’en acquitta en tous états.


CHAPITRE CCXXXVI.


Comment les batailles du roi Henry et du prince de Galles s’assemblèrent ; et comment le comte Dan Tille s’enfuit sans coup férir.


Assez tôt après descendirent de leurs chevaux sur le sablon les Anglois et les Gascons ; et se recueillirent et mirent moult ordonnément ensemble, chacun seigneur dessous sa bannière et son pennon, en arroy de bataille, ainsi que ordonnés étoient dès lors que ils passèrent les montagnes. Si étoit-ce grand soulas à voir et à considérer les bannières, les pennons, et la noble armoierie qui là étoit. Adonc se commencèrent les batailles un petit à émouvoir. Un petit devant l’approchement et que on vînt ensemble, le prince ouvrit les yeux en regardant vers le ciel, et joignit ses mains et dit : « Vrai père Dieu Jésus-Christ, qui m’avez formé, consentez par votre bénigne grâce que la journée d’huy soit pour moi et pour mes gens, si comme vous savez que, pour raison et pour droiture aider à garder et à soutenir, et ce roi enchassé et déshérité remettre en son royaume et héritage, je me suis ensonnié et me avance de combattre. » Après ces paroles, il tendit la main dextre au roi Dan Piètre qui étoit de-lez lui, et le prit par la main en disant ainsi : « Sire roi, vous saurez huy si jamais vous aurez rien au royaume de Castille. » Et puis dit : « Avant ! avant ! bannières ! au nom de Dieu et de Saint George ! » À ces mots le duc de Lancastre et messire Jean Chandos, qui menoient l’avant-garde, approchèrent : dont il avint que le duc de Lancastre dit à messire Guillaume de Beauchamp : « Guillaume, voilà nos ennemis, mais vous me verrez aujourd’hui bon chevalier, ou je mourrai en la peine. » À ces paroles ils approchèrent, et les Espaignols aussi, et assemblèrent de premier la bataille du duc de Lancastre et de messire Jean Chandos à la bataille de messire Bertran du Guesclin et du maréchal d’Audrehen, où bien avoit quatre mille hommes d’armes. Là eut de premier encontre grand boutis de lances et grand estekis, et furent en cel état grand temps avant que ils pussent entrer les uns dedans les autres. Là eut fait maintes appertises d’armes et

  1. Johnes l’appelle Allestry.