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LIVRE I. — PARTIE II.

séjourné toute la saison, et fit tant qu’il eut bien six mille chevaux et les hommes montés sus et bien habillés, et étoit son frère Sanses en sa compagnie.


CHAPITRE CCXXVIII.


Comment le comte Dan Tille déconfit les gens messire Hue de Cavrelée et escarmoucha durement l’ost du duc de Lancastre ; et comment il déconfit messire Thomas de Felleton.


Quand ce vint au matin, à l’aube du jour, ils furent tous armés et montés à cheval ; si se partirent de l’ost et chevauchèrent en bon convenant devers les logis des Anglois. Environ soleil levant, ils encontrèrent en une vallée une partie des gens messire Hue de Cavrelée avec son harnois qui avoient geu la nuit une grand’lieue en sus de l’ost des Anglois, et le dit messire Hue même. Sitôt que ces Espaignois et François d’un lez les aperçurent, ils brochèrent sur eux et tantôt ils les déconfirent ; car il n’y avoit que maisnie[1] et garçons. Si furent tous tués ou en partie, et le dit harnois conquis. Messire Hue de Cavrelée qui venoit par derrière fut informé de cette affaire : si se tourna un autre chemin, mais toutefois il fut aperçu et chassé, et le convint fuir, et le demeurant de ses gens, jusques en l’ost du duc de Lancastre.

Les Espaignois, qui étoient plus de six mille en une route, chevauchèrent adonc chaudement avant et se boutèrent de celle empainte sur l’un des corons de l’avant garde, au logis du duc de Lancastre. Si commencèrent à écrier : « Castille ! » et à faire un grand esparsin et à ruer par terre logis et feuillées, et abattre, occire et mes-haigner gens, tout ce qu’ils en pouvoient trouver devant eux.

L’avant garde se commença à estourmir et gens et seigneurs à réveiller et eux armer et traire devant la loge du duc de Lancastre, qui jà étoit armé et mis avant, sa bannière devant soi. Si se trairent Anglois et Gascons hâtivement sur les champs, chacun sire dessous sa bannière ou son pennon, ainsi que ordonné étoit très au partir de Sauveterre ; et cuidèrent moult bien être combattus. Si se trait tantôt le duc de Lancastre et sa bannière sur une montagne qui étoit assez près de là, pour avoir l’avantage. Là vinrent messire Jean Chandos, les deux maréchaux et plusieurs autres bons chevaliers, qui se mirent tous en ordonnance de-lez le dit duc. Et après vinrent le prince et le roi Dam Piètre ; et tout ainsi comme ils venoient, ils s’ordonnoient. Et sachez que le comte Dan Tille et son frère avoient avisé à venir sur cette montagne et prendre premièrement pour avoir l’avantage ; mais ils faillirent à leur avis, ainsi que vous oyez recorder ; et quand ils virent qu’ils ne pouvoient y venir, et que l’ost anglois étoit presque tout effrayé, si se partirent et recueillirent ensemble et chevauchèrent outre, en bon convenant, en espérance de trouver aucune bonne aventure. Mais ains leur département, il y ot fait aucunes appertises d’armes ; car aucuns chevaliers anglois et gascons se partirent de leur arroy et vinrent férir en ces Espaignois et en portèrent aucuns par terre. Mais toudis se tenoient les batailles sur la dite montagne, car ils cuidoient bien être combattus. Au retour que ces Espaignois firent, en éloignant le prince et en approchant leur ost, ils encontrèrent ceux de l’avant garde, les chevaliers du prince, messire Thomas de Felleton et son frère, messire Richard Tanton, messire d’Angous, messire Hue de Hastingues, messire Gaillard Vigier et les autres, qui bien étoient deux cents chevaliers et écuyers, anglois et gascons. Si brochèrent vers eux tantôt parmi une vallée, en écriant : « Castille au roi Henry ! »

Les chevaliers dessus nommés, qui virent devant eux en leur rencontre celle grosse route d’Espagnols, lesquels ils ne pouvoient eschever, se confortèrent au mieux qu’ils purent, et se trairent ensemble sur les champs, et prirent l’avantage d’une petite montagne, et là se mirent tous ensemble. Et puis vinrent les Espaignois, qui s’arrêtèrent devant eux en considérant comment ils les pourroient avoir et combattre. Là fit messire Guillaume de Felleton une grand’appertise d’armes et un grand outrage ; car il descendit de la montagne, la lance abaissée, en espronnant le coursier, et s’en vint férir contre les Espaignols, et consuit un Castellain de son glaive, si roidement qu’il lui perça toutes ses armures et lui passa la lance parmi le corps, et l’abattit tout mort entre eux. Là fut le dit messire Guillaume environné et enclos de toutes parts, et là se combattit si vaillamment que nul chevalier ne pou-

  1. Hommes de la suite.