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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

traire : si se ordonnèrent tantôt, et se trait chacun là où il devoit aller. Là vit-on grand’noblesse de bannières et de pennons et de toute armoirie. Si vous dis que c’étoit grand’noblesse à voir et une grand’beauté à regarder. Là étoit l’avant-garde si bien rangée et si bien ordonnée que merveille, de laquelle le duc de Lancastre étoit chef et gouverneur, et avec lui messire Jean Chandos, connétable d’Aquitaine, lequel étoit là moult étoffément et en grand arroy. Là y eut fait par les batailles plusieurs chevaliers. Si fit le duc de Lancastre en l’avant-garde, chevaliers, messire Raoul Camois, messire Gautier Orsuicb, messire Thomas de Daimer, messire Jean Grandçon, et en fit le dit duc jusques à douze. Et messire Jean Chandos en fit aussi aucuns de bons écuyers d’Angleterre et de son hôtel ; c’est à savoir, Cliton, Courson, Prieur, Guillaume de Ferniton, Aymeri de Rochechouart, Gaillart de Lamotte et messire Robert Briquet. Et le prince fit chevaliers, tout premièrement le roi Dam Piètre d’Espaigne, messire Thomas de Hollande fils à sa femme la princesse, messire Hue de Courtenay, messire Philippe et messire Pierre de Courtenay, messire Jean Trivet, messire Nicolas Bond, et des autres, plusieurs ; et ainsi faisoient les autres seigneurs par leurs batailles. Si en y eut fait ce jour bien trois cents et plus, et furent là rangés tout ce jour pour attendre la bataille et leurs ennemis, s’ils se fussent traits avant. Mais ils ne vinrent point ni approchèrent de plus près que les coureurs avoient été ; car le roi Henry attendoit encore grand secours d’Arragon, et par espécial de messire Bertran du Guesclin, qui devoit venir à plus de quatre mille combattans ; et sans ces gens il ne se fût mie volontiers combattu. De tout ce fut le dit prince tout joyeux, car aussi toute son arrière-garde, où plus avoit de six mille combattans, étoit en derrière plus de sept lieues de pays ; de quoi le prince eut, ce jour qu’ils furent rangés devant Vittore, mainte angoisse au cœur, pour ce que son arrière-garde détrioit tant à venir. Néanmoins si les Espagnols fussent traits avant pour combattre, le prince, sans nulle faute, les eût recueillis et combattus.


CHAPITRE CCXXVII.


Comment le comte Dam Tille demanda congé au roi Henry, son frère, d’aller escarmoucber en l’ost du prince ; et comment messire Bertran arriva en l’ost du roi Henry.


Quand ce vint au soir, et qu’il étoit heure de retraire, les deux maréchaux, messire Guichard d’Angle et messire Étienne de Cousenton, ordonnèrent et commandèrent de retraire et de tout homme loger, et que, à lendemain, au son des trompettes, chacun se retraist sur les champs, en ce propre convine qu’ils avoient été. Tous obéirent à cette ordonnance, excepté messire Thomas de Felleton et sa route, dont j’ai parlé ci-dessus ; car ils se départirent ce propre soir du prince et chevauchèrent plus avant, pour mieux apprendre de l’état des ennemis, et s’en allèrent loger en sus de l’ost du prince bien deux lieues du pays. Advint ce soir que le comte Dam Tille, frère germain du roi Henry, étoit au logis du dit roi son frère, et parloient de armes et d’une chose et d’autres. Si dit au roi Henry : « Sire, vous savez que nos ennemis sont logés moult près de-ci, et n’est nul qui les réveille ; je vous prie que vous me donnez congé que le matin je puisse chevaucher devers eux atout une route de vos gens, qui en sont en grand’volonté, et je vous ai en convenant que nous irons si avant que nous vous rapporterons vraies enseignes et certaines nouvelles des ennemis. » Le roi Henry, qui vit son frère en grand’volonté, ne lui voulut mie briser son bon désir, mais lui accorda légèrement.

En celle propre heure descendit en l’ost messire Bertran du Guesclin à plus de trois mille combattans de France et d’Arragon, dont le roi Henry et ceux de son ost furent grandement réjouis, et fut fêté, honoré et recueilli ; si grandement comme à lui appartenoit. Le comte Dam Tille ne voulut mie séjourner sur son propos, mais requit et pria tous les compagnons qu’il pensoit de grand’volonté et à avoir ; et en eût volontiers prié messire Bertran du Guesclin et messire Arnoul d’Andrehen, et monseigneur le Bègue de Vilaines, et le vicomte de Roquebertin d’Arragon, si il eût enduré ; mais pourtant qu’ils étoient tantôt venus, il les laissa, et aussi le roi lui défendit que point ne leur en parlât. Le comte Dam Tille s’en passa assez brièvement et en eut aucuns de France et d’Arragon qui avoient là