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LIVRE I. — PARTIE II.

étoit durement aimé, et aussi tous ceux de Castille avoient rendu peine à lui aider, et pour tant obéirent-ils plus légèrement à son commandement. Si étoient venus et venoient encore tous les jours efforcément de-lez lui où son mandement étoit. Et avoit le dit roi Henry à Saint-Dominique où il étoit logé plus de soixante mille hommes, que à pied que à cheval, tous appareillés de faire sa volonté, du vivre et du mourir si il le convenoit.


CHAPITRE CCXXIII.


Comment le roi Henry manda par lettres au prince de Galles qu’il lui fît savoir par quel lieu il entreroit en son royaume et que là il lui livreroit bataille.


Quand le roi Henry ouït les certaines nouvelles que le prince de Galles à tout son grand effort étoit au royaume de Navarre et avoit passé les détroits de Roncevaux[1] et approchoit durement, si eut bien tant de connoissance que combattre le convenoit au prince ; et de ce par semblant étoit-il tout joyeux ; si dit tant haut que tous ceux d’environ lui l’ouïrent : « Le prince de Galles est vaillant et preux chevalier ; et pour ce qu’il sente que c’est sur mon droit que je l’attends, je lui vueil écrire une partie de mon entente. » Adonc demanda un clerc et il vint avant : « Écris, dit le roi Henry, une lettre, » qui parloit ainsi :

« À très puissant et honoré le prince de Galles et d’Aquitaine.

« Cher sire, comme nous ayons entendu que vous et vos gens soyez passés par deçà les ports et que vous ayez fait accord et alliances à notre ennemi, et que vous nous voulez gréver et guerroyer, dont nous avons grand’merveille, car oncques nous ne vous forfîmes choses ni ne voudrions faire pour quoi ainsi à main armée vous doiez venir sur nous pour nous tollir tant petit héritage que Dieu nous a donné ; mais vous avez la grâce et la fortune d’armes plus que nul prince aujourd’hui, pourquoi nous espérons que vous vous glorifiez en votre puissance pour ce que nous savons de vérité que vous nous quérez pour avoir bataille, veuillez nous laisser savoir par lequel lez vous entrerez en Castille et nous vous serons au-devant pour défendre et garder notre seigneurie. Écrit, etc. »

Quand cette lettre fut écrite, le roi Henry la fit sceller et puis appela un sien héraut et lui dit : « Va-t’en au plus droit que tu pourras pardevers le prince de Galles et lui baille ces lettres de par moi. » Le héraut répondit : « Monseigneur, volontiers. » Adonc se partit-il du roi Henry et s’adressa parmi Navarre, et fit tant qu’il trouva le prince. Si s’agenouilla devant lui et lui bailla la lettre de par le roi Henry.

Le prince fit lever le héraut et prit les lettres et les ouvrit, et les lut par deux fois pour mieux entendre.

Quand il les eut lues et bien imaginées, il manda une partie de son conseil et fit le héraut partir. Quand son conseil fut venu il lut de rechef la lettre, et leur exposa de mot en mot et en demanda à avoir conseil ; et dit là le prince pendant que on conseilloit la réponse. « Vraiment ce bâtard Henry est un vaillant chevalier et plein de grand’prouesse ; et le meut grandement et hardiment à ce qu’il nous a écrit maintenant. »

Là furent longuement ensemble le prince et son conseil. Finablement ils ne purent être d’accord de recrire ; et fut dit au héraut : « Mon ami, vous ne vous pouvez encore partir de ci. Quand il plaira à monseigneur le prince il écrira par vous et non par autre. Si vous tenez de-lez nous tant que vous orrez réponse ; car monseigneur le veut ainsi. » Le héraut répondit : « Dieu y ait part. » Ainsi demeura-t-il de-lez le prince et les compagnons qui le tinrent tout aise.


CHAPITRE CCXXIV.


Comment messire Thomas de Felleton s’en vint escarmoucher en l’ost du roi Henry et comment messire Olivier de Mauny prit le roi de Navarre.


Ce propre jour au soir que le héraut eut apporté ces lettres, s’avança messire Thomas de Felleton et demanda un don au prince. Le prince, qui mie ne savoit quelle chose il vouloit, lui demanda : « Quel don voulez-vous avoir ? » — « Monseigneur, dit messire Thomas, je vous prie que vous m’accordez que je me puisse partir de votre ost et chevaucher devant. J’ai plusieurs chevaliers et écuyers de ma sorte qui se désirent à avancer, et je vous promets que nous chevaucherons si avant que nous saurons le convent des ennemis ni quel part ils se tiennent ou se logent. » Le prince lui accorda liement et volontiers cette requête et lui sçut encore grand gré.

  1. Le passage eut lieu le 20 février.