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LIVRE I. — PARTIE II.

aussi firent aucuns de son conseil, chevaliers d’Angleterre qui là étoient. Si crola le prince la tête et dit en anglois, si comme je fus adonc informé, car j’étois lors pour le temps à Bordeaux : « Le sire de Labreth est un grand maître en mon pays, quand il veut briser l’ordonnance de mon conseil. Par Dieu ! il n’ira mie ainsi qu’il pense. Or, demeure s’il veut, car sans ses mille lances ferons-nous bien le voyage. »

Adonc parlèrent aucuns chevaliers d’Angleterre qui là étoient et dirent : « Monseigneur, vous connoissez encore petitement la posnée des Gascons et comment ils s’outrecuident ; ils nous aiment peu et ont aimé du temps passé. Ne vous souvient-il pas comment grandement ils se voulrent jadis porter encontre vous en cette cité de Bordeaux, quand le roi Jean de France y fut premièrement amené ? Ils disoient et maintenoient tout notoirement que, par eux et par leur emprise vous aviez fait le voyage et pris le dit roi de France ; et bien fut apparent qu’ils vouloient se porter outre, car vous fûtes en grands traités contre eux, plus de trois mois, ainçois qu’ils voulsissent consentir que le dit roi Jean allât en Angleterre ; et leur convint pleinement satisfaire leur volonté pour eux tenir à amour. » Sur ces paroles se tut le prince, mais pour ce n’en pensa-t-il mie moins. Vecy auques la première fondation de la haine qui fut entre le prince de Galles et le sire de Labreth ; et fut adonc le sire de Labreth en grand péril, car le prince étoit grand et haut de courage et cruel en son aïr, et vouloit, fût à tort ou à droit, que tous seigneurs auxquels pouvoit commander tinssent de lui : mais le comte d’Armignac, qui oncle étoit au dit seigneur de Labreth, fut informé de ces avenues et des grignes qui étoient entre le prince son seigneur et son neveu le sire de Labreth. Si vint à Bordeaux devers le prince, et messire Jean Chandos et messire Thomas de Felleton, par lequel conseil le prince faisoit et ouvroit tout, et amoyenna si bien ses parties que le prince se tut et apaisa ; mais toutefois le sire de Labreth ne fut écrit que à deux cents lances dont il n’étoit mie plaisié ; aussi n’étoient ses gens, ni oncques plus n’aimèrent tant le prince ; comme ils faisoient devant. Si leur convint porter et passer leur ennui au mieux qu’ils purent ; car ils n’eurent adonc autre chose.


CHAPITRE CCXVII.


Comment la princesse accoucha de son fils Richard, et comment le prince se partit de Bordeaux pour aller en Espaigne, et comment messire Hue de Cavrelée prit la cité de Mirande et la ville de Pont-la-Roine en Navarre.


Quand fut demené le temps, en faisant les pourvéances du dit prince et en attendant la venue du duc de Lancastre, que madame la princesse travailla d’enfant et en délivra par la grâce de Dieu, ce fut un beau fils qui fut né le jour de l’apparition des trois rois, que on eut adonc cette année un mercredi. Et vint cil enfant sur terre environ heure de tierce, de quoi le prince et tous les hôtels furent grandement réjouis ; et fut baptisé le vendredi ensuivant à heure de haute nonne dedans les saints fonts de l’église Saint-Andrieu en la cité de Bordeaux ; et le baptisa l’archevêque du dit lieu ; et le tinrent sur les fonts l’évêque d’Agen en Agénois et le roi de Mayogres ; et eut à nom cel enfant Richard, et fut depuis roi d’Angleterre[1] si comme vous orrez conter avant en l’histoire.

Le dimanche après, à heure de prime, se partit de Bordeaux en très grand arroy le prince et toutes manières de gens d’armes qui là séjournoient aussi, mais la greigneur partie de son ost étoit jà passée et logée environ la cité d’Asc en Gascogne ; si vint le prince ce dimanche au soir en cette dite cité, et là se logea et y séjourna trois jours, car on lui dit que le duc de Lancastre son frère venoit : voirement approchoit-il durement et étoit passé, avoit quinze jours, et arrivé en Bretagne à Saint-Mahieu de Fine-Poterne, et venu à Nantes où le duc de Bretagne l’avoit grandement festoyé et conjoui. Depuis exploita tant ledit duc de Lancastre, et chevaucha tant parmi Poitou et Xaintonge qu’il vint à Blayes, et là passa-t-il la rivère de Gironde et arriva sur le cay à Bordeaux. Si vint en l’abbaye de Saint-Andrieu, où la princesse gissoit qui le conjouit doucement, et toutes les dames et les damoiselles qui là étoient.

À ce jour le duc de Lancastre ne voulut guères séjourner à Bordeaux ni demeurer, mais prit congé de sa sœur la princesse, et se partit à toute sa compagnie, et chevaucha tant qu’il vint en la cité d’Asc. Si se conjouirent grandement ces deux frères quand ils se trouvèrent, car moult s’ai-

  1. Il fut roi sous le titre de Richard II.