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LIVRE I. — PARTIE II.

pouvoit, et les avoit dès grand temps excommuniés pour les vilains faits qu’ils faisoient. Si que, quand il fut informé de cette journée, et comment, en bien faisant à son entente, le comte de Narbonne et les autres avoient été rués jus, si en fut durement courroucé, et se souffrit tant qu’ils furent tous mis à finance et revenus en leurs maisons. Si leur manda par mots exprès et défendit étroitement que de leurs rançons ils ne payassent nulles, et les dispensa et absout de leur foi[1].

Ainsi furent quittes ces seigneurs, chevaliers et écuyers qui avoient été pris à Montalban, et n’osèrent briser le commandement du pape. Si vint à aucuns bien à point, et aux Compagnies moult mal, qui s’étoient attendus à avoir argent et le cuidoient avoir, pour faire leurs besognes, eux monter et appareiller, ainsi que compagnons de guerre s’habillent quand ils ont largement de quoi, et ils n’eurent rien. Si leur vint à grand contraire cette ordonnance du pape, et se complaignirent par plusieurs fois à messire Jean Chandos, qui étoit connétable d’Aquitaine et regard par droit d’armes sur tels besognes. Mais il s’en dissimuloit envers eux au mieux qu’il pouvoit, pourtant qu’il savoit bonnement que le pape les excommunieroit, et que leurs faits et états tournoient à pillerie. Si que il me semble qu’ils n’en eurent oncques puis autre chose.


CHAPITRE CCXVI.


Ci dit comment le roi de Majogres vint à Bordeaux devers le prince, et des paroles et mautalens qui furent entre le prince et le sire de Labreth.


Nous parlerons du prince de Galles et approcherons son voyage, et vous conterons comment il persévéra. Premièrement, si comme ci-dessus est dit, il fit tant qu’il eut toutes les Compagnies de son accord, où il avoit bien sept mille combattans ; et moult lui coûtèrent au retenir ; et encore quand il les eut, il les soutint à ses frais et à ses gages ainçois qu’il partît de la prinçauté, dès l’issue d’août jusques à l’entrée de février.

Avecques tout ce, le prince retenoit toutes manières de gens d’armes là où il les pouvoit avoir. Du royaume de France n’en y avoit nul, car tous se traioient vers le roi Henry, pour l’amour et les alliances qui étoient entre le roi leur seigneur et le roi Henry. Et encore eut le roi Henry aucuns des Compagnies qui étoient Bretons, favorables à messire Bertran du Guesclin ; desquels messire Sevestre Bude, Alain de Saint-Pol, Guillaume de Bruel et Alain de Laconnet, étoient capitaines. Si eût bien eu le dit prince de Galles encore plus de gens d’armes étrangers, allemands, flamands et brabançons, si il eût voulu, mais il en renvoya assez, et eut plus cher à prendre ses féaux de la prinçauté que les étrangers. Aussi lui vint-il un grand confort d’Angleterre ; car quand le roi son père vit que ce voyage se feroit, il donna congé à son fils, monseigneur Jean duc de Lancastre de venir voir son frère le prince de Galles à une grande quantité de gens d’armes, quatre cents hommes d’armes et quatre cents archers. Donc, quand les nouvelles en vinrent au dit prince que son frère devoit venir, il en eut grand’joie et se ordonna sur ce.

En ce temps vint devers le prince en la cité de Bordeaux messire James roi de Majogres. Ainsi se faisoit-il appeler combien qu’il n’y eût rien[2]. Car le roi d’Arragon le tenoit sur lui de force, et avoit le père du dit roi de Majogres fait mourir en prison, en une cité en Arragon qu’on dit Barcelonne[3]. Pourquoi ce dit roi James, pour contrevenger la mort de son père et recouvrer son héritage, étoit trait hors de son pays ; car il avoit pour ce temps à femme la roine de Naples[4]. Auquel roi de Majogres le prince fit grand’fête, et le conjouit et le réconforta doucement et grandement ; et quand il lui eut ouï recorder toutes les raisons pourquoi il y étoit là

  1. Ce scandale de l’exemption de la foi des sermens, si souvent renouvelé par les papes, est une souillure justement reprochée au système romain, et dont les funestes effets se feront long-temps sentir encore.
  2. D. Jayme II, roi de Majorque, père de Jayme dont il s’agit ici, avait été détrôné par le roi d’Aragon D. Pèdre IV, dit le Cérémonieux, qui avait réuni ses états à l’Arragon par un acte solennel du 29 mars 1344.
  3. D. Jayme II mourut des suites des blessures qu’il avait reçues en voulant reconquérir ses états le 25 octobre 1349. Pour subvenir dux frais de cette dernière attaque, il avait vendu au roi de France, le 18 avril 1349, pour 120,000 écus d’or, la seigneurie de Montpellier et celle de Lattes, les seuls domaines qui lui restassent.
  4. Jayme, fils de D. Jayme II, fut le troisième mari de Jeanne Ire de Naples, petite-fille de Robert, roi de Naples. Ce mariage se fit l’année 1362. Jeanne avait alors trente-sept ans.