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LIVRE I. — PARTIE II.

prince à Bordeaux, à qui il recorda tout son voyage et comment il avoit exploité. Le prince qui le créoit et aimoit, se tint bien à content de son exploit et de son voyage.


CHAPITRE CCXI.


Comment messire Jean Chandos et messire Thomas de Felleton conseillèrent le prince sur le fait de la guerre d’Espagne.


En ce temps étoit le prince en la droite fleur de sa jeunesse, et ne fut oncques saoul ni lassé depuis qu’il se commença premièrement à armer, de guerroyer et de tendre à tous hauts et nobles faits d’armes. Et encore à cette emprise du dit voyage d’Espaigne et de remettre ce roi enchassé, par force d’armes, en son royaume, honneur et pitié l’émouvoient. Si en parloit souvent à messire Jean Chandos et à messire Thomas de Felleton, qui étoient les plus espéciaux de son conseil, en demandant qu’il leur en sembloit. Ces deux chevaliers lui répondoient bien : « Monseigneur, c’est une haute et grande emprise ; sans comparaison plus forte et plus hautaine que ce ne fut de bouter hors le roi Dam Piètre de son royaume, car il étoit haï de tous ses hommes, et tous le relinquirent quand il cuida être aidé. Or jouit et possesse à présent ce roi bâtard de tout le royaume de Castille entièrement et de l’amour des nobles, des prélats et de tout le demeurant, et l’ont fait roi. Si le voudront tenir en cel état comment qu’il soit. Si vous avez bien mestier que vous ayez en votre compagnie grand’foison de bonnes gens d’armes et d’archers, car vous trouverez bien à qui combattre quand vous viendrez en Espaigne. Si vous louons et conseillons que vous rompiez la greigneur partie de votre vaisselle d’argent de votre trésor, dont vous êtes bien aisé maintenant, et en faites faire monnoie, et départir largement aux compagnons des quels vous serez servi en ce voyage, et qui pour l’amour de vous iront ; car pour le roi Dam Piètre n’en feroient-ils rien ; et si, envoyez de-lez le roi votre père, en priant que vous soyez maintenant aidé de cinq cent mille francs que le roi de France doit envoyer en Angleterre dedans bref terme. Prenez finance partout où vous la pourrez trouver et avoir, car bien vous sera besoin, sans tailler vos hommes ni votre pays ; si en serez mieux aimé et servi de tous. »

À ce conseil et plusieurs autres bons que les chevaliers lui donnèrent, se tint le prince de Galles, et fit rompre et briser les deux parts de toute sa vaisselle d’or et d’argent, et en fit faire et forger monnoie pour donner et départir aux compagnons. Avecques ce, il envoya en Angleterre devers le roi son père, pour impétrer cinq cent mille francs dont je parlois maintenant. Le roi d’Angleterre, qui sentoit assez les besognes du prince son fils, lui accorda légèrement, et en écrit devers le roi de France, et l’en envoya lettres de quittance. Si furent les cinq cent mille francs en cette saison délivrés aux gens du prince et départis à toutes manières de gens d’armes.


CHAPITRE CCXII.


Comment le sire de Labreth promit au prince mille lances, et comment le sénéchal de Toulouse et le comte de Narbonne s’en allèrent vers Montalban contre les Compagnies.


Une fois étoit en récréation le prince de Galles en sa chambre en la cité d’Angoulême avecques plusieurs chevaliers de Gascogne, de Poitou et d’Angleterre, et bourdoit à eux, et eux à lui de ce voyage d’Espaigne ; et fut du temps que messire Jean Chandos étoit outre après les Compagnies. Si tourna son chef devers le sire de Labreth, et lui dit : « Sire de Labreth, à quelle quantité de gens d’armes me pourrez-vous bien suir en ce voyage ? » Le sire de Labreth fut tout appareillé de répondre, et lui dit ainsi : « Monseigneur, si je voulois prier tous mes amis, c’est à entendre mes féaux, j’en aurois bien mille lances et toute ma terre gardée par mon chef. » — « Sire de Labreth, c’est belle chose, » répondit le prince, et lors regarda sur le seigneur de Felleton et sur aucuns chevaliers d’Angleterre et leur dit en anglois : « Par ma foi, on doit bien aimer la terre où on trouve un tel baron qui peut suir son seigneur à mille lances. » Après il se retourna devers le sire de Labreth et dit : « De grand’volonté, sire de Labreth ! je les retiens tous. » — « Ce soit au nom de Dieu, monseigneur, » ce répondit le sire de Labreth. De cette retenue dut depuis être avenu grand meschef, si comme vous orrez en avant en l’histoire.

Or retournerons-nous aux compagnies qui s’étoient accordées et alliées avec le prince. Si vous dis que ils eurent moult de maux ainçois qu’ils fussent revenus et rentrés en la prinçauté, tant des geniteurs[1] comme de ceux de Castelongne

  1. Troupes légères à cheval.