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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

très tôt qu’ils virent Henry, son frère le bâtard, entrer en Castille à si grand’puissance, ils se trairent tous pardevers lui et le reçurent à seigneur, et chevauchèrent partout avecques lui, et firent ouvrir cités, bourgs, villes et châteaux, et toutes manières de gens faire hommage ; et crioient d’une voix les Espaignols : « Vive Henry, et muire Dam Piètre qui nous a été si cruel et si austère ! » Ainsi menèrent, tout parmi le royaume de Castille, c’est à sçavoir, messire Gomez Garilz[1], le grand-maître de Calestrave[2] et le maître de Saint-Jacques[3], le dit bâtard ; et firent toutes manières de gens obéir à lui, et le couronnèrent à roi en la cité d’Esturges[4] ; et lui firent tous prélats, comtes, barons et chevaliers révérence comme à roi ; et lui jurèrent qu’ils le tiendroient à toujours mais, et serviroient pour leur seigneur et leur roi ; et en tel état, si besoin étoit, ils mourroient.

Si chevaucha le dit roi Henry de cité en cité, de ville en ville ; et partout lui fit-on révérence, et fut reçu partout comme roi. Si donna le dit roi Henry aux chevaliers étrangers, qui remis au royaume de Castille l’avoient, grands dons et riches joyaux[5], tant et si largement que tous le recommandoient pour large et honorable seigneur ; et disoient communément François, Normands et Bretons, que en lui avoit toute largesse, et qu’il étoit digne de vivre et de tenir terre, et régneroit encore puissamment et en grand’prospérité. Ainsi se vit le bâtard d’Espagne en la seigneurie du royaume de Castille ; et fit ses deux frères, D. Tille[6] et Sanse chacun comte ; et leur donna grand’revenue et grand profit. Si demeura roi de Castille, de Gallice, de Séville, de Toulète et de Léon, jusques adonc que la puissance du prince de Galles et d’Aquitaine le mit hors, et remit le roi Dam Piètre son frère de rechef en la possession et seigneurie des royaumes dessus dits, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire.


CHAPITRE CCV.


Comment le roi Henry eut en propos de faire guerre au roi de Grenade, et comment il fit messire Bertran du Guesclin connétable d’Espagne.


Quand le roi Henry se vit en cel état et ainsi au dessus de toutes ses besognes, et que toutes gens, francs et villains, en Castille, obéissoient à lui, et le tenoient et appeloient leur seigneur et leur roi, et encore n’étoient apparant de nul contraire que on lui voulût débattre, si imagina et jeta son avis, pour son nom exaulcer et pour employer ces gens de Compagnies qui étoient issus hors du royaume de France, que il feroit un voyage sur le roi de Grenade. Si en parla à plusieurs chevaliers qui là étoient ; et en furent bien d’accord. Encore retenoit toujours de-lez lui le roi Henry les chevaliers du prince, messire Eustache d’Aubrecicourt et messire Hue de Cavrelée et les autres ; et leur faisoit et montroit grand semblant d’amour, en intention de ce qu’il en vouloit être aidé et servi au voyage de Grenade, où il espéroit à aller.

Assez tôt après son couronnement, se partirent de lui et prirent congé la plus grand’partie des chevaliers de France ; et leur fit grand profit au partir. Et retournèrent le comte de la Marche

  1. Gomez Carrillo était camarero-mayor de D. Henry. Sauvage dans son édition et Johnes dans sa traduction prétendent ne pouvoir retrouver ce nom. Il est cependant mentionné fort souvent dans la Chronique de D. Pedro Lopez de Ayala, et Froissart, comme on voit, l’a très peu défiguré.
  2. D. Diego Garcia de Padilla, frère de la célèbre Marie de Padilla, avait été grand-maître de Calatrava sous D. Pèdre.
  3. D. Garcia Alvarez de Tolède, grand-maître de Santiago sous D. Pèdre, résigna son office sous D. Henry, moyennant une indemnité, en faveur de Gonzalo Mexia.
  4. Si Froissart, par le mot Esturges entend Astorga, il se trompe, car cette ville tenait encore pour D. Pèdre. D. Henry fut proclamé roi d’abord à Calahorra et couronné ensuite au monastère de Las Huelgas, près de Burgos, le jour de Pâques de cette année. (Voyez la Chronique de D. Pedro Lopez de Ayala, que j’ai suivie en adoptant quelques-unes des corrections de Geronimo Zurita). D. Pedro Lopez de Ayala était fils de Ferrand Lopez de Ayala, qui resta très long-temps attaché à D. Pèdre. Lui-même fut attaché au service du roi Henry, et était ainsi en position d’avoir les renseignemens les plus authentiques sur ce qui se passait. J’avertis une fois pour toutes que je prends sa Chronique pour guide, et je ne la citerai plus dans la suite.
  5. Bertrand du Guesclin reçut la terre de Molina et le comté de Transtamare, avec le titre de comte de Transtamare porté précédemment par Henry. L’Anglais Calverly devint comte de Carrion. Ses deux frères D. Tello et D. Sanche furent également comblés de ses dons. Avant le roi Henry les titres étaient personnels et non héréditaires, et les possesseurs ne jouissaient pas de la juridiction civile et criminelle. Il viola cette loi en faveur de ses adhérens et rendit tous les titres héréditaires.
  6. D. Tello fut nommé comte de Biscaye et de Castañeda, D. Sanche, comte d’Albuquerque.