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LIVRE I. — PARTIE II.

formé de ces gens d’armes qui vouloient venir sur lui au royaume de Castille. Mais il n’en faisoit nul compte ; ainçois assembloit ses gens pour résister contre eux et combattre bien et hardiment à l’entrée de son pays. Et lui mandèrent qu’il voulsist ouvrir les pas et les détroits de son royaume, et administrer vivres et pourvéances aux pèlerins de Dieu, qui avoient entrepris, et par grand’dévotion, d’entrer et aller au royaume de Grenade, pour venger la souffrance Notre-Seigneur, et détruire les incrédibles et exaulcer notre foi. Le roi Dam Piètre de ces nouvelles ne fit que rire, et répondit qu’il n’en feroit rien, et que jà il n’obéiroit à telle truandaille.

Quand ces gens d’armes et ces compagnies sçurent sa réponse, ils tinrent ce roi Dam Piètre à moult orgueilleux et présomptueux, et se hâtèrent et avancèrent tantôt de lui faire du pis qu’ils purent. Si passèrent parmi le royaume d’Arragon et le trouvèrent ouvert et appareillé, et partout vivres et pourvéances à bon marché ; car le roi d’Arragon avoit grand’joie de leur venue, pourtant que ces gens d’armes lui reconquirent tantôt sur le roi de Castille toute la terre entièrement que le roi Dam Piètre avoit jadis conquise, et la tenoit sur lui de force ; et passèrent ces gens d’armes la grand’rivière qui départ Castille[1] et Arragon, et entrèrent au dit royaume d’Espagne. Quand ils eurent tout reconquis, villes, cités, châteaux, détroits, ports et passages que le roi Dam Piètre avoit attribués à lui du royaume d’Arragon, si les rendirent messire Bertran du Guesclin et ses routes au roi d’Arragon, parmi tant que de ce jour il aideroit et conforteroit Henry le Bâtard contre le roi Dam Piètre.

Ces nouvelles vinrent au roi de Castille que François, Bretons, Normands, Anglois, Picards et Bourguignons, étoient entrés en son royaume, avoient passé la grosse rivière qui départ Castille et Arragon, et avoient tout reconquis ce qui étoit par de là l’yeau, où tant avoit eu de peine au conquerre. Si fut durement courroucé et dit que la chose ne demeureroit pas ainsi. Si fit un très espécial mandement et commandement par tout son royaume, en disant et signifiant à tous ceux auxquels ses lettres et ses messages se adressoient que il vouloit tantôt et sans délai aller combattre ces gens d’armes qui étoient entrés en son royaume de Castille. Trop peu de gens obéirent à ses commandemens, et quand il cuida avoir une grand’assemblée de ses hommes, il n’eut nullui, mais le relenquirent et refusèrent tous les barons et chevaliers d’Espagne, et se tournèrent devers son frère le bâtard Henry. Et l’en convint fuir, ou autrement il eût été pris aux mains, tant étoit-il fort haï de ses hommes. Ni nul ne demeura en ce temps de-lez lui, fors un loyal chevalier qui s’appeloit Ferrant de Castres[2]. Cil ne le voulut oncques relenquir, pour aventure qu’il avenist. Et s’en vint le roi Dam Piètre en Séville, la meilleure cité d’Espagne. Quand il y fut venu, il ne se sentit mie trop assur ; mais fit trousser et mettre en nefs et en coffres son trésor, sa femme et ses enfans, et se partit de Séville, Dam Ferrant de Castres avec lui. Si arriva le roi Dam Piètre, à privée maisnie, et comme un chevalier desbaraté et déconfit, en Galice en un port qu’on dit la Colongne, où il y a un fort châtel durement. Si se boutèrent là-dedans le roi Dam Piètre, sa femme et deux filles, jeunes damoiselles qu’il avoit, Constance[3] et Isabel[4] ; et n’avoit de tous et de tout son conseil, fors seulement le dessus dit chevalier Dam Ferrant de Castres.

Or vous dirons de Henry le Bâtard son frère, comment il persévéra.


CHAPITRE CCIV.


Comment tous les prélats, comtes, barons et chevaliers d’Espagnie arrivèrent au bâtard Henry et le couronnèrent à roi en la cité d’Esturges.


Ainsi que j’ai dit ci-devant, cil roi Dam Piètre étoit si haï de ses hommes par tout le royaume de Castille, de chef en chef, pour les grands et merveilleuses justices qu’il avoit faites, et l’occision et destruction des nobles de son royaume qu’il avoit mis à fin et occis de sa main, que si

  1. L’Èbre. Les Compagnies passèrent cette rivière à Alfaro et marchèrent immédiatement sur Calahorra où Henry se fit proclamer roi. Don Pèdre était alors à Burgos.
  2. Ferrand de Castro était frère d’Inès de Castro, reconnue après sa mort comme reine de Portugal et épouse légitime de don Pèdre-le-Justicier, et dont la mort tragique a inspiré de si doux accens â Camoëns.
  3. Constance épousa plus tard Jean de Gand, duc de Lancastre, fils d’Édouard.
  4. Isabelle épousa Edmond, duc d’Yorck, frère du duc de Lancastre.