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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

fut regardé et avisé comment ni par quel voie on le pourroit battre ni corriger ; et fut dit qu’il n’étoit mie digne de porter nom de roi, ni de tenir royaume ; et fut, en plein consistoire en Avignon et en la chambre du pape, excommunié publiquement et réputé pour bougre et incrédule ; et fut adonc avisé et regardé que on le contraindroit par ces Compagnies qui se tenoient au royaume de France[1]. Si furent mandés en Avignon le roi d’Arragon, qui durement haïoit ce roi Dam Piètre, et Henry le Bâtard d’Espagne. Là fut de notre saint père le pape légitimé Henry à obtenir le royaume, et maudit et condamné de sentence de pape le roi Dam Piètre. Là dit le roi d’Arragon qu’il ouvriroit son royaume et livreroit passage, et administreroit vivres et pourvéances pour toutes gens d’armes et leurs poursuivans, qui en Castille voudroient aller et entrer, pour confondre ce roi Dam Piètre et bouter hors de son royaume.

De cette ordonnance fut moult réjoui le roi de France, et mit peine et conseil à ce que messire Bertran du Guesclin, que messire Jean Chandos tenoit, fût mis à finance. Il le fut parmi cent mille francs qu’il paya : si en payèrent une partie le pape, le roi de France et Henry le Bâtard. Tantôt après sa délivrance, on traita pardevers les capitaines des Compagnies ; et leur promit-on grands profits à faire, mais qu’ils voulsissent aller en Castille. Ils s’y accordèrent légèrement, parmi grand argent qu’ils eurent pour départir entre eux. Et fut adonc cil voyage signifié en la principauté aux chevaliers du prince et aux écuyers ; et par espécial messire Jean Chandos en fut prié qu’il voulsist être un des chefs avecques monseigneur Bertran du Guesclin : mais il se excusa et dit que point n’iroit. Pour ce ne se demeura mie cil voyage à faire : si y allèrent, de la principauté et des chevaliers du prince de Galles, messire Eustache d’Aubrecicourt, messire Hue de Cavrelée[2], messire Gautier Huet, messire Matthieu de Gournay, messire Perducas de Labreth et plusieurs autres.

Si se fit tout souverain chef de cette emprise messire Jean de Bourbon comte de La Marche, pour contrevenger la mort de sa cousine germaine la roine d’Espagne, et devoir user et ouvrer, ainsi qu’il fit, par le conseil de monseigneur Bertran du Guesclin : car le dit comte de La Marche étoit adonc un moult jeune chevalier. En ce voyage-ci se mit aussi en grand’route le sire de Beaujeu qui s’appeloit Antoine, et plusieurs autres bons chevaliers, et tels que messire Arnoul d’Andrehen, maréchal de France, messire Le Bègue de Vilaine, messire Le Bègue de Villiers, le sire d’Antoing en Hainaut, messire Allard de Briffeuil, messire Jean de Neufville, messire Gauvain de Bailleul, messire Jean de Berguetes, l’Allemand de Saint-Venant, et moult d’autres que je ne puis mie tous nommer. Et se approchèrent toutes ces gens d’armes et avancèrent leur voyage et se mirent au chemin, et firent leur assemblée en la Languedoc et à Montpellier et là environ[3] ; et passèrent tous à Narbonne pour aller à Perpaignan, et pour entrer de ce côté au royaume d’Arragon.

Si pouvoient ces gens d’armes être environ trente mille. Là étoient tous les chefs des compagnies : c’est à savoir, messire Robert Briquet, Jean Carsuelle, Naudon de Bagerant, Lamit, le petit Meschin, le bourg Camus, le bourg de l’Espare, le bourg de Breteuil, Batillier, Espiote, Aimemon d’Ortige, Perrot de Savoye et moult d’autres, tous d’un accord et d’une alliance, et en grand’volonté de bouler hors ce roi Dam Piètre du royaume de Castille, et de y mettre le comte d’Esturge son frère, le bâtard Henry. Et envoyèrent ces gens d’armes, quand ils durent entrer en Arragon, pour colorer et embellir leur fait, certains messages de par eux devers le roi Dam Piètre, qui jà étoit in-

  1. Les compagnies ayant été excommuniées aussi, le pape se hâta de les absoudre. Mais les compagnies ayant déclaré qu’elles auraient bien pu se passer de l’absolution, tandis qu’elles ne pouvaient se passer d’argent, il fallut que sa sainteté leur accordât à la fois les trésors de sa bénédiction et ses trésors temporels.
  2. Sir Hugh Calverly. La Chronique de D. Pèdre l’appelle Hugo Canerley et les généalogistes espagnols, de Carbolay. Ce chevalier anglais fut nommé comte de Carrion en 1366 après le couronnement du roi Henri II à Burgos (Chron. de D. Pèdre).
  3. Le rendez-vous général des troupes avait été assigné à Châlons-sur-Saône, d’où du Guesclin marcha à leur tête vers Avignon, et exigea que le pape lui payât 200,000 francs d’or, dont le pontife se dédommagea en imposant une décime sur le clergé de France. Du Guesclin continua sa route par le bas Languedoc et arriva à Montpellier le 20 novembre : il y séjourna jusqu’au 3 décembre ; puis il traversa le Roussillon et arriva le 1er janvier 1366 à Barcelone, où il fut joint bientôt après par Henri de Transtamare.