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LIVRE I. — PARTIE II.

Cette chose les effréa si qu’ils n’eurent talent de y aller.


CHAPITRE CCIII.


Comment la guerre commença entre le roi Dam Piètre de Castille et son frère Henry le Bastard ; et comment le roi de France envoya messire Bertran du Guesclin atout les Compagnies avec le dit Henry contre Dam Piètre.


Quand le pape Urbain et le roi de France virent qu’ils ne viendraient point à leur entente de ces mal-dites gens qui ne se vouloient vider ni départir du royaume de France, mais y monteplioient tous les jours, si regardèrent et avisèrent une voie.

En ce temps avoit un roi en Castille qui s’appeloit Dam Piètre, de merveilleuses opinions plein ; il étoit durement rebelle à tous commandemens et ordonnances de l’église, et vouloit soumettre tous ses voisins chrétiens, et espécialement le roi d’Arragon qui s’appeloit Pierre, lequel étoit bon et catholique, et lui avoit tollu une grand’partie de sa terre, et encore se mettoit-il en peine de lui tollir le demeurant. Avec tout ce, le roi Dam Piètre de Castille avoit trois frères, enfans du bon roi Alfons son père et d’une dame qui s’appela la Riche-Done[1]. L’ains-né avoit nom Henry, le second Dam Tilles, et le tiers Sances. Ce roi Dam Piètre les haïoit durement et ne les pouvoit voir de-lez lui ; et volontiers par plusieurs fois les eût mis à fin et décolés, si il les eût tenus. Néantmoins ils avoient été moult aimés du roi leur père ; et avoit, dès son vivant, donné le roi Alfons à Henry son ains-né fils la comté d’Astures[2] ; mais le roi Dam Piètre son frère la lui avoit tollue ; et tous les jours guerroyoient ensemble.

Ce bastard Henry étoit, et fut moult hardi et preux chevalier, et avoit grand temps conversé en France et poursui les guerres, et servi le roi de France[3], et l’aimoit durement. Ce roi Dam Piètre, si comme fame et commune renommée couroit, avoit fait mourir la mère de ces enfans moult diversement ; de quoi il leur en déplaisoit ; c’étoit raison. Avec ce aussi avoit fait mourir plusieurs barons du royaume de Castille ; et étoit si crueux et si plein d’horreur et d’austérité, que tous ses hommes le doutoient et ressoingnoient et le haioient, si montrer lui osassent. Et avoit fait mourir une très bonne dame et sainte dame qu’il avoit eue à femme, madame Blanche de Bourbon[4], fille au duc Pierre de Bourbon et sœur germaine à la roine de France et à la comtesse de Savoye ; de laquelle mort il déplaisoit très grandement à son lignage qui est un des nobles du monde.

Encore couroit fame, des gens de ce roi Piètre mêmement, que il s’étoit amiablement composé au roi de Grenade et au roi de Bellemarine[5] et au roi de Tresmessaines[6], qui étoient ennemis de Dieu et incrédules ; et se doutoient ses gens qu’il ne fit aucuns griefs et molestes à son pays et ne violât les églises ; car jà leur tolloit-il leurs rentes et revenues, et tenoit les prélats de sainte église de son royaume en prison, et les contraignoit par manière de tyrannie ; dont les plaintes grandes et grosses venoient tous les jours à notre saint père le pape, en suppliant qu’il voulsist pourvoir de remède. Auxquels plaintes et prières le pape Urbain descendit et entendit, et envoya tantôt ses messagers en Castille devers le roi Dam Piètre, en lui mandant et commandant qu’il venist tantôt et sans délai en cour de Rome, en propre personne, pour lui laver et purger des vilains méfaits dont il étoit inculpé. Cil roi Dam Piètre, comme orgueilleux et présomptueux, ne daigna obéir, mais villena encore grandement les messagers du saint père ; dont il enchéy grandement en l’indignation de l’église et du chef de l’église, notre saint père le pape. Si persévéra toujours cil roi Dam Piètre en son péché. Adonc

  1. Éléonore de Guzman.
  2. Le roi de Castille ne lui avait point donné les Asturies, mais il l’avait fait adopter par Don Roderic Alvarez des Asturies, seigneur de Noroña, qui n’avait point de postérité. Peut-être, dans sa jeunesse, porta-t-il le nom de son père adoptif, et de là Froissart aura cru qu’Alphonse lui avait donné les Asturies.
  3. Henri de Transtamare avait obtenu en 1356 un sauf-conduit pour se rendre en France, après la prise de Toro et la défaite de son parti. (Chr. de D. Pedro par Lopez de Ayala). Il était venu trouver le roi Jean après la bataille de Poitiers.
  4. La reine Blanche de Bourbon fut tuée par ordre de Pierre-le-Cruel dans l’année 1361 à Medina-Sidonia.
  5. C’est ainsi que nos anciens historiens appellent le royaume de Fez, du nom de la famille de Benamarin ou Benmarin qui possédait ce royaume. Les Africains de Beni Merin, soutenus par Otman-el-rada s’étaient emparés d’Algésiras, et en y joignant quelques autres villes, avaient formé un royaume indépendant. (Conde, Histoire des Arabes.)
  6. Tremecen, province d’Afrique en Barbarie, ayant titre de royaume.