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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ordonnance. » Et puis dit tout en haut aux chevaliers qui ouïr le purent : « Seigneurs, il est heure que nous ordonnons nos batailles ; car nos ennemis nous en donnent exemple. » Ceux qui l’ouïrent répondirent : « Sire, vous dites vérité, et vous êtes ci notre maître et notre conseiller ; si en ordonnez à votre intention ; car dessus vous n’y aura-t-il point de regard ; et si savez mieux de tous sens comment tel chose se doit maintenir que nous ne faisons entre nous. » Là fit messire Jean Chandos trois batailles et une arrière-garde ; et mit en la première messire Robert Canolle, monseigneur Gautier Huet et monseigneur Richard Burlé[1] : en la seconde monseigneur Olivier de Cliçon, monseigneur Eustache d’Aubrecicourt et monseigneur Mathieu de Gournay : la tierce il ordonna au comte de Montfort et demeura de-lez lui ; et avoit en chacune bataille cinq cents hommes d’armes et trois cents archers.

Quand ce vint sur l’arrière-garde, il appela monseigneur Hue de Cavrelée et lui dit ainsi : « Messire Hue, vous ferez l’arrière-garde, et aurez cinq cents combattans dessous vous en votre route, et vous tiendrez sus aile, et ne vous mouverez de votre pas pour chose qu’il avienne, si vous ne véez le besoin que nos batailles branlent ou ouvrent par aucune aventure ; et là où vous les verrez branler ou ouvrir, vous vous tairez et les reconforterez et les refraîchirez : vous ne pouvez aujourd’hui faire meilleur exploit. » Quand messire Hue de Cavrelée entendit monseigneur Jean Chandos, si fut honteux et moult courroucé ; si dit : « Sire, sire, baillez cette arrière-garde à un autre qu’à moi, car je ne m’en quiers jà embesogner. » Et puis dit encore ainsi : « Cher sire, en quel manière ni état m’avez-vous desvu[2], que je ne sois aussi bien taillé de moi combattre tout devant et des premiers que un autre ? » Donc répondit messire Jean Chandos moult avisément, et dit ainsi : « Messire Hue, messire Hue, je ne vous établis mie en l’arrière-garde pour chose que vous ne soyez un des bons chevaliers de notre compagnie ; et sçais bien, et de vérité que très volontiers vous vous combattriez des premiers : mais je vous y ordonne pour ce que vous êtes un sage chevalier et avisé ; et si convient que l’un y soit et le fasse. Si vous prie chèrement que vous le veuillez faire ; et je vous promets que si vous le faites, nous en vaudrons mieux, et vous-même y conquerrez haute honneur, et plus avant je vous promets que toute la première requête que vous me prierez je la ferai et y descendrai. » Néanmoins pour toutes ces paroles messire Hue de Cavrelée ne s’y vouloit accorder nullement ; et tenoit et affirmoit ce pour son grand blâme ; et prioit pour Dieu et à jointes mains que on y mît un autre ; car briévement il se vouloit combattre tout des premiers. De ces nouvelles paroles et réponses étoit messire Jean Chandos auques sur le point de larmoyer. Si dit encore moult doucement : « Messire Hue, ou il faut que vous le fassiez ou que je le fasse : or regardez lequel il vaut mieux. » Adoncques s’avisa le dit messire Hue et fut à celle dernière parole tout confus ; si dit : « Certes, sire, je sais bien que vous ne me requerriez de nulle chose qui tournât à mon déshonneur ; et je le ferai volontiers puisque ainsi est. » Adoncques prit messire Hue de Cavrelée cette bataille qui s’appeloit arrière-garde, et se traist sur les champs arrière des autres sur aile, et se mit en ordonnance.


CHAPITRE CXCI.


Comment le sire de Beaumanoir impétra un répit entre les deux parties jusques à lendemain soleil levant.


Ainsi ce samedi, qui fut le huitième jour d’octobre[3], l’an 1364, furent ces batailles ordonnées les unes devant les autres en uns beaux plains assez près d’Auray en Bretagne. Si vous dis que c’étoit belle chose à voir et à considérer ; car on y véoit bannières, pennons parés et armoyés de tous côtés moult richement ; et par espécial les François étoient si suffisamment et si faiticement ordonnés que c’étoit un grand déduit à regarder. Or vous dis que, pendant ce qu’ils ordonnoient et avisoient leurs batailles et leurs besognes, le sire de Beaumanoir, un grand baron et riche de Bretagne, alloit de l’un à l’autre, traitant et pourparlant de la paix ; car volontiers il l’eût vue, pour les périls eschever ; et s’en em-

  1. Il était neveu de sir Simon Burley, chevalier de la Jarretière.
  2. Vu désavantageusement.
  3. Froissart recule mal à propos de plusieurs jours la date de la bataille d’Auray : il est constant par tous les monuments qu’elle se donna le dimanche 29 septembre jour de Saint-Michel : ainsi le samedi dont il est ici question fut le 28 du même mois.