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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

dis que les François ne l’avoient point d’avantage, car ils trouvoient bien dures gens d’armes merveilleusement contre eux. Messire Bertran et ses Bretons se acquittèrent loyalement et bien se tinrent toujours ensemble, en aidant l’un l’autre. Et ce qui déconfit les Navarrois et Anglois ce fut la prise du captal, qui fut pris dès le commencement, et le conquêt de son pennon où ses gens ne se purent rallier. Les François obtinrent la place, mais il leur coûta grandement de leurs gens ; et y furent morts le vicomte de Beaumont, si comme vous avez ouï, messire Baudoin d’Ennequins, maître des arbalétriers, messire Louis de Havesquierques et plusieurs autres. Et des Navarrois morts un banneret de Navarre, qui s’appeloit le sire de Saux ; et grand’foison de ses gens de-lez lui, et mort le bascle de Marueil, un appert chevalier durement, si comme dessus est dit ; et aussi mourut ce jour prisonnier messire Jean Juviel. Si furent pris messire Guillaume de Gauville, messire de Saquenville, messire Geffroy de Roussillon, messire Bertran du Franc et plusieurs autres : petit s’en sauvèrent, que tous ne fussent ou morts ou pris sur la place. Cette bataille fut en Normandie assez près de Coucherel, par un jeudi, le seizième jour de mai, l’an de grâce mccclxiv.


CHAPITRE CLXXVIII.


Comment messire Bertran et les François se partirent de Coucherel atout leurs prisonniers et s’en vinrent à Rouen.


Après cette déconfiture, et que tous le morts étoient jà devêtus, et que chacun entendoit à ses prisonniers si il les avoit, ou à lui mettre à point si blessé étoit, et que jà la greigneur partie des François avoit repassé le pont et la rivière et se retraioient à leurs logis, tout lassés et foulés, furent-ils en aventure d’avoir aucun meschef dont ils ne se donnoient de garde. Je vous dirai comment. Messire Guy de Gauville, fils à monseigneur Guillaume qui pris étoit sur la place, étoit parti de Conches, une garnison Navarroise ; car il avoit entendu que leurs gens se devoient combattre, ainsi qu’ils firent, et durement se étoit hâté pour être à celle journée, où à tout le moins il espéroit que à lendemain on se combatroit. Si vouloit être de-lez le captal, comment qu’il fût, et avoit en sa route environ cinquante lances de bons compagnons et tous bien montés.

Le dit messire Guy et sa route s’en vinrent tout brochant les grands galops jusques en la place où la bataille avoit été. Les François qui étoient derrière, qui nulle garde ne s’en donnoient de cette survenue sentirent l’effroy des chevaux ; si se boutèrent tantôt ensemble en écriant : « Retournez, retournez ! veci les ennemis ! » De cel effroy furent les plusieurs moult effrayés, et là fit messire Aymon de Pommiers à leurs gens un grand confort : encore étoit-il, et toute sa route, en la place. Sitôt comme il vit ces Navarrois approcher, il se retraist sur dextre et fit développer son pennon et lever et mettre tout haut sur un buisson par manière d’étendard, pour rassembler leurs gens. Quand messire Guy de Gauville, qui en hâte étoit adressé sur la place, en vit la manière, et reconnut le pennon monseigneur Aymon de Pommiers, et ouït écrier : Notre Dame Guesclin ! et n’aperçut nul de ceux qu’il demandoit, mais en véoit grand’foison de morts gésir par terre, si connut tantôt que leurs gens avoient été déconfits et que les François avoient obtenu la place. Si fit tant seulement un poignis, sans faire nul semblant de combattre, et passa outre assez près de monseigneur Aymon de Pommiers, qui étoit tout appareillé de lui recueillir, s’il se fût trait avant ; et s’en ralla son chemin ainsi comme il étoit venu : je crois bien que ce fut devers la garnison de Conches[1].

Or parlerons-nous des François comment ils persévérèrent. La journée, ainsi que vous avez entendu, fut pour eux, et repassèrent le soir la rivière outre et se retrairent à leurs logis et se aisèrent de ce qu’ils avoient. Si fut l’archiprêtre durement demandé et déparlé quand on s’aperçut qu’il n’avoit pas été à la bataille, et qu’il s’en étoit parti sans parler. Si l’excusèrent ses gens au mieux qu’ils purent. Et sachez que les trente qui le captal ravirent, ainsi que vous avez ouï, ne cessèrent oncques de chevaucher, si l’eurent amené au châtel de Vernon, et là dedans mis

  1. La description de la bataille de Cocherel est peut-être un des meilleurs morceaux de l’histoire de Froissart : elle est décrite avec beaucoup de chaleur, et l’historien paraît avoir été très bien informé de toutes les circonstances de cet événement. On doit cependant observer que son récit diffère en plusieurs points de celui du continuateur de Nangis, et des auteurs qui ont écrit la vie de du Guesclin. On trouve aussi dans ces ouvrages des détails que Froissart n’a point rapportés.