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LIVRE I. — PARTIE II.

de France à combattre, comment qu’il fût, les Navarrois, et en furent tous appareillés et ahatis par trois ou quatre fois. Mais toujours vainquoient les plus sages, et disoient : « Seigneurs, attendons encore un petit et véons comment ils se maintiendront ; car ils sont bien si grands et si présompcieux que ils nous désirent autant à combattre, que nous faisons eux. » Là en y avoit plusieurs durement foulés et mal menés pour la grand’chaleur que il faisoit ; car il étoit sur l’heure de nonne : si avoient jeûné toute la matinée, et étoient armés, et férus du soleil parmi leurs armures qui étoient échauffées. Si disoient bien les dits François : « Si nous allons combattre ni lasser contre cette montagne, au parti où nous sommes, nous serons perdus d’avantage ; mais retraions nous mais-huy en nos logis, et demain aurons autre conseil. » Ainsi étoient-ils en diverses opinions.


CHAPITRE CLXXV.


Comment, par le conseil de messire Bertran, les François firent semblant de fuir ; et comment l’archiprêtre se partit de la bataille.


Quand les chevaliers de France, qui ces gens, sur leur honneur, avoient à conduire et à gouverner, virent que les Navarrois et Anglois d’une sorte ne partiroient point de leur fort, et que il étoit jà haute nonne, et si oyoient les paroles que les prisonniers françois qui venoient de l’ost des Navarrois leur disoient, et si véoient la greigneur partie de leurs gens durement foulés et travaillés pour le chaud, si leur tournoit à grand’déplaisance ; si se remirent ensemble et eurent autre conseil, par l’avis de messire Bertran du Guesclin qui étoit leur chef et à qui ils obéissoient. « Seigneurs, dit-il, nous véons que nos ennemis nous détrient à combattre ; et si en ont grand’volonté, si comme je pense ; mais point ne descendront de leur fort, si ce n’est par un parti que je vous dirai. Nous ferons semblant de nous retraire et de non combattre mes-hui ; aussi sont nos gens durement foulés et travaillés par le chaud ; et ferons tous nos varlets, nos harnois et nos chevaux passer tout bellement et ordonnément outre ce pont et retraire à nos logis, et toujours nous tiendrons sur aile et entre nos batailles en aguet, pour voir comment ils se maintiendront : si ils nous désirent à combattre, ils descendront de leur montagne et nous viendront requerre tout au plein. Tantôt que nous verrons leur convine, si ils le font ainsi, nous serons tous appareillés de retourner sur eux ; et ainsi les aurons nous mieux à notre aise. « Ce conseil fut arrêté de tous, et le retinrent pour le meilleur entr’eux. Adonc se retraist chacun sire entre ses gens et dessous sa bannière ou pennon, ainsi comme il devoit être ; et puis sonnèrent leurs trompettes et firent grand semblant d’eux retraire, et commandèrent tous chevaliers et écuyers et gens d’armes leurs varlets et garçons à passer le pont et mettre outre la rivière leurs harnois. Si en passèrent plusieurs en cel état, et presque ainsi que tous, et puis aucunes gens d’armes faintement. Quand messire Jean Jeviel, qui étoit appert chevalier et vigoureux durement, et qui avoit grand désir des François combattre, aperçut la manière comment ils se retraioient, si dit au captal : « Sire, sire, descendons appertement ; ne véez-vous pas comment les François s’enfuient ? » Donc répondit le captal et dit : « Messire Jean, messire Jean, ne croyez jà que si vaillans hommes qu’ils sont s’enfuient ainsi ; ils ne le font fors que par malice et pour nous attraire. » Adonc s’avança messire Jean Juviel qui moult en grand désir étoit de combattre, et dit à ceux de sa route, et en écriant Saint-George ! « Passez avant ! qui m’aime si me suive, je m’en vais combattre. » Donc se hâta, son glaive en son poing, pardevant toutes les batailles ; et jà étoit avalé jus de la montagne, et une partie de ses gens, ainçois que le captal se partît. Quand le captal vit que c’étoit acertes et que Jean Juviel s’en alloit combattre sans lui, si le tint à grand’présomption et dit à ceux qui de-lez lui étoient : « Allons, descendons la montagne appertement, messire Jean Juviel ne se combattra point sans moi. » Donc s’avancèrent toutes les gens du captal, et il premièrement, son glaive en son poing. Quand les François qui étoient en aguet le virent venu et descendu au plain, si furent tous réjouis et dirent eutr’eux : « Véez ci ce que nous demandions huy tout le jour. » Adonc retournèrent-ils tous à un faix, en grand’volonté de recueillir leurs ennemis, et écrièrent d’une voix : Notre-Dame, Guesclin ! Si s’adressèrent leurs bannières devers les Navarrois, et commencèrent les batailles à assaillir de toutes parts et tous à pied. Et véez ci venir monseigneur Jean Juviel tout devant, le glaive au