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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE CXXIV.


Comment les seigneurs de France eurent conseil à savoir quel cri ils crieroient et qui seroit leur chef ; et comment messire Bertran fut élu à être chef de la bataille.


Quand ceux de France eurent tout ordonné à leur avis leurs batailles, et que chacun savoit quel chose il devoit faire, ils regardèrent entre eux et pourparlèrent longuement quel cri pour la journée ils crieroient, et à la quelle bannière ou pennon ils se retrairoient. Si y furent grand temps sur un état que de crier Notre-Dame, Aucerre ! et de faire pour ce jour leur souverain le comte d’Aucerre. Mais le dit comte ne s’y voult oncques accorder, ainçois se excusa moult doucement, en disant : « Seigneurs, grands mercis de l’honneur que vous me portez et voulez faire ; mais tant comme à présent je ne vueil pas cette, car je suis encore trop jeune pour encharger si grand faix et telle honneur ; et c’est la première journée arrêtée où je fusse oncques ; pourquoi vous prendrez un autre que moi. Ci sont plusieurs bons chevaliers, monseigneur Bertran, monseigneur l’archiprêtre, monseigneur le maître des arbalétriers, monseigneur Louis de Châlons, monseigneur Aymemon de Pommiers, monseigneur Oudart de Renty, qui ont été en plusieurs grosses besognes et journées arrêtées, et savent mieux comment tels choses se doivent gouverner que je ne fais ; si m’en déportez, et je vous en prie. » Adonc regardèrent les chevaliers qui là étoient l’un l’autre, et lui dirent : « Comte d’Aucerre, vous êtes le plus grand de mise, de terre et de lignage qui soit ci, si pouvez bien par droit être chef, » — « Certes, seigneurs, vous dites votre courtoisie, je serai aujourd’hui votre compain, et vivrai et mourrai et attendrai l’aventure de-lez vous ; mais de souveraineté n’y veuil-je point avoir. » Adonc regardèrent-ils l’un l’autre lequel donc ils ordonneroient. Si y fut avisé et regardé pour le meilleur chevalier de la place, et qui plus s’étoit combattu de la main, et qui mieux savoit aussi comment tels choses se doivent maintenir, messire Bertran du Guesclin. Si fut ordonné de commun accord que on crieroit, Notre-Dame, Guesclin ! et que on s’ordonneroit celle journée du tout par le dit messire Bertran.

Toutes choses faites et établies, et chacun sire dessous sa bannière ou son pennon, ils regardoient leurs ennemis qui étoient sur le tertre et point ne partoient de leur fort, car ils ne l’avoient mie en conseil ni en volonté ; dont moult ennuyoit aux François, pourtant que ils les véoient grandement en leur avantage, et aussi que le soleil commençoit haut à monter, qui leur étoit un grand contraire, car il faisoit malement chaud. Si le ressoignoient tous les plus surs ; car encore n’avoient-ils troussé ni porté vin ni vitaille avecques eux, qui rien leur vaulsist, fors aucuns seigneurs qui avoient petits flacons pleins de vin, qui tantôt furent vidés. Et point ne s’en étoient pourvus ni avisés du matin, pour ce qu’ils se cuidoient tantôt combattre que ils seroient là venus. Et non firent, ainsi qu’il apparut ; mais les détrièrent les Anglois et les Navarrois par soutiveté ce qu’ils purent ; et fut plus de remontée ainçois qu’ils se missent ensemble pour combattre. Quand les seigneurs de France en virent le convine, ils se remirent ensemble par manière de conseil, à savoir comment ils se maintiendroient, et si on les iroit combattre ou non. À ce conseil n’étoient-ils mie bien d’accord, car les aucuns vouloient que on les allât requérir et combattre, comment qu’il fût, et que c’étoit grand blâme pour eux quand tant y mettoient : là débattoient les aucuns mieux avisés ce conseil, et disoient que si on les alloit combattre au parti où ils étoient, et ainsi arrêtés sur leur avantage, on se mettroit en très grand péril ; car des cinq ils auroient les trois. Finablement ils ne pouvoient être d’accord de eux aller combattre. Bien véoient et considéroient les Navarrois la manière d’eux ; et disoient : « Véez-les ci, ils viendront tantôt à nous pour nous combattre, et en sont en grand’volonté. »

Là avoit aucuns chevaliers et écuyers normands, prisonniers, entre les Anglois et Navarrois, qui étoient recrus selon leur foi ; et les laissoient paisiblement leurs maîtres aller et chevaucher, pourtant qu’ils ne se pouvoient armer devers les François. Si disoient ces prisonniers aux seigneurs de France : « Seigneurs, avisez vous, car si la journée d’huy se départ sans bataille, vos ennemis seront demain trop grandement réconfortés ; car on dit entre eux que messire Louis de Navarre y doit venir avec bien trois cents lances. » Si que ces paroles inclinèrent grandement les chevaliers et les écuyers