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LIVRE I. — PARTIE II.


CHAPITRE CLXX.


Comment le captal se partit d’Évreux à belle compagnie de gens d’armes pour combattre messire Bertran et les François, et en intention de destourber te couronnement du roi Charles.


Quand messire Jean de Grailly, dit et nommé captal de Buch, eut fait son amas et son assemblée en la cité d’Évreux, d’archers et de brigands, il ordonna ses besognes ; et laissa en la dite ville et cité capitaine un chevalier qui s’appeloit Liger d’Orgesi, et envoya à Gonches messire Guy de Gauville pour faire frontière sur le pays ; et puis se partit d’Évreux à tous ses gens d’armes et ses archers ; car il entendit que les François chevauchoient, mais il ne savoit quel part. Si se mit aux champs, en grand désir d’eux trouver. Si nombra ses gens et se trouva sept cents lances, trois cents archers et bien cinq cents autres hommes aidables.

Là étoient de-lez lui plusieurs bons chevaliers et écuyers, et par espécial un banneret du royaume de Navarre qui s’appeloit le sire de Saux. Et le plus grand après et le plus appert et qui tenoit la plus grand’route de gens d’armes et d’archers, c’étoit un chevalier d’Angleterre qui s’appeloit Jean Juiel. Si y étoient messire Pierre de Saquenville, messire Bertran du Franc, le bascle de Mareuil, messire Guillaume de Gauville, et plusieurs autres, tous en grand’volonté de rencontrer monseigneur Bertran et ses gens et d’eux combattre. Si tiroient à venir devers Pacy et le Pont-de-l’Arche ; car bien pensoient que les François passeroient la rivière de Saine ; voire si ils ne l’avoient jà passée. Or avint que, droitement le mercredi de la Pentecôte[1], si comme le captal et sa route chevauchoient au dehors d’un bois, ils encontrèrent d’aventure un héraut qui s’appeloit le roi Faucon, et étoit cil au matin parti de l’ost des François. Si très tôt que le captal le vit, bien le reconnut, car il étoit héraut au roi d’Angleterre ; et lui demanda dont il venoit, et si il avoit nulles nouvelles des François. « En nom Dieu, monseigneur, dit-il, oil : je me partis hui matin d’eux et de leur route ; et vous quèrent aussi et ont grand désir de vous trouver. » — « Et quel part sont-ils, dit le captal, sont-ils deçà le Pont-de-l’Arche ou delà ? » — « En nom Dieu, dit Faucon, Sire, ils ont passé le Pont-de-l’Arche et Vernon, et sont maintenant, je crois, assez près de Pacy. » — « Et quels gens sont-ils, dit le captal, et quels capitaines ont-ils ? Dis-le moi, je t’en prie, doux Faucon. » — « En nom Dieu, sire, ils sont bien mille et cinq cents combattans, et toutes bonnes gens d’armes. Si y sont messire Bertran du Guesclin qui a la plus grand’route de Bretons, le comte de Aucerre, le vicomte de Beaumont, messire Louis de Châlons, le sire de Beaujeu, monseigneur le maître des arbalétriers, messire l’archiprêtre, messire Oudart de Renty ; et si y sont de Gascogne, votre pays, les gens le seigneur de Labreth, messire Petiton de Curton et messire Perducas de Labreth ; et si y est messire Aymon de Pommiers et messire le soudich de l’Estrade. » Quand le captal ouït nommer les Gascons si fut durement émerveillé, et rougit tout de félonnie, et répliqua sa parole en disant : « Faucon, Faucon, est-ce à bonne vérité que tu dis que ces chevaliers de Gascogne que tu nommes sont là, et les gens le seigneur de Labreth ? » — « Sire, dit le héraut, par ma foi, oil. » — « Et où est le sire de Labreth, dit le captal ? » — En nom Dieu, sire, répondit Faucon, il est à Paris de-lez le régent le duc de Normandie qui s’appareille fort pour aller à Reims ; car on dit partout communément que dimanche qui vient il se fera sacrer et couronner. » Adonc mit le captal sa main à sa tête, et dit ainsi que par mautalent : « Par le cap Saint-Antoine ! Gascons contre Gascons s’éprouveront. »

Adonc parla le roi Faucon pour Pierre, un héraut que l’archiprêtre envoyoit là ; et dit au captal : « Monseigneur, assez près de ci m’attend un héraut que l’archiprêtre envoie devers vous, lequel archiprêtre, à ce que je entends par le héraut, parleroit volontiers à vous. » Dont répondit le captal et dit à Faucon : « Faucon, dites à ce héraut françois qu’il n’a que faire plus avant, et qu’il dise à l’archiprêtre que je ne vueil nul parlement à lui. » Adonc s’avança messire Jean Jeviel, et dit : « Sire, pourquoi ? » — « Espoir est-ce pour notre profit. » Dont, dit le captal : « Jean, Jean, non est ; mais est l’archiprêtre si baretierre que, s’il venoit jusques à nous, en nous contant jangles et bourdes, il aviseroit et imagineroit notre force et nos gens : si nous pourroit tourner à grand dommage et à grand contraire : si n’ai cure de ses grands parlemens. » Adonc retourna le roi Faucon devers Pierre

  1. Le 15 de mai.