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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

monté sur fleur de coursier, la targe au col et le glaive au poing ! et écrie tout en haut : « Braimon ! Braimon ! vous n’en irez pas ainsi, il vous faut parier à ceux d’Évreux, vous les êtes venus voir de si près qu’ils vous veulent apprendre à eux connoître. »

Quand messire Braimon se ouït écrier, si retourna son coursier et abaissa son glaives et s’adressa droitement dessus monseigneur Guy. Ces deux chevaliers se aconsuivirent de grand’manière tellement sur leurs targes que les glaives volèrent en tronçons ; mais ils se tinrent franchement que oncques n’en partirent des arçons, et passèrent outre : au retour qu’ils firent, ils sachèrent leurs épées ; et tantôt s’entremêlèrent leurs gens. De première venue il en y eut maints renversés d’une partie et d’autre. Là eut bon poignis, et se acquittèrent les Bretons moult loyaument, et se combattirent vaillamment ; mais finablement ils ne purent obtenir la place : ainçois les convint demeurer, car gens d’armes croissoient toujours sur eux. Et furent tous ou morts ou pris, oncques nul n’en échappa ; et prit messire Guy de Gauville monseigneur Braimon, et l’emmena comme son prisonnier dedans le châtel d’Évreux ; et aussi y furent menés tous les autres qui pris étoient. Ainsi eschey de cette aventure, dont messire Guy fut durement prisé et aimé du roi de Navarre et de tous ceux de la ville d’Évreux : et au voir dire, les Bretons se portèrent vaillamment ; car ils n’étoient que une poignée de gens au regard des Navarrois qui toujours croissoient.


CHAPITRE CLXIX.


Comment le roi de Chypre s’en retourna d’Aquitaine à Paris ; et comment le roi Jean fut apporté d’Angleterre à Saint-Denis, et là enseveli très révéremment.


Auques en ce temps retourna en France le roi de Chypre qui revenoit d’Aquitaine, et s’en vint droitement à Paris, et se retraist devers le régent le duc de Normandie. Pour lors étoient de-lez lui ses deux frères, le duc d’Anjou et messire Philippe qui puis fut duc de Bourgogne ; et attendoient le corps du roi leur père que on rapportoit d’Angleterre. Si leur aida à complaindre le dit roi de Chypre leur deuil, et il même prit en grand’déplaisance cette mort du roi de France, pour la cause de ce que son voyage en étoit arrêté ; et s’en vêtit de noir. Or vint le jour que le corps du roi de France, qui étoit embaumé et mis en un sarcueil, approcha Paris ; lequel corps messire Jean d’Artois, le comte de Dampmartin et le grand prieur de France aconduisoient. Si vidèrent de Paris le duc de Normandie et ses frères et le roi de Chypre et la greigneur partie du clergé de Paris, et allèrent tous à pied outre Saint-Denis en France ; et là fut-il apporté et enseveli en grand’solennité[1] ; et chanta sa messe l’archevêque de Sens le jour de son obsèque. Après le service fait et le dîner qui fut moult grand et moult noble, les seigneurs et les prélats retournèrent à Paris. Si eurent parlement et conseil ensemble, à savoir comment ils se maintiendroient ; car le royaume ne pouvoit être longuement sans roi. Si fut conseillé, par l’avis des prélats et des nobles, que on se trairoit devers la cité de Reims, pour couronner à roi monseigneur Charles duc de Normandie. Lors fit-on appareiller moult grandes pourvéances partout, ainsi que pour le nouveau roi aller et demeurer, et par espécial en la cité de Reims. Si en escripsit cil qui s’appeloit encore duc de Normandie, à son oncle monseigneur Wincelant duc de Brabant et de Lucembourc, et aussi au comte de Flandre, en priant qu’il voulsist être à son couronnement ; et étoit le jour assigné au jour de la Trinité prochain venant[2].

Pendant que ces besognes, ces pourvéances et ces seigneurs s’ordonnoient, s’approchoient aussi les François et les Navarrois en Normandie ; et jà étoit venu en la cité d’Évreux le captal de Buch, qui là faisoit son amas et son assemblée aussi de gens d’armes et de compagnons partout où il les pouvoit avoir. Si parlerons de lui et de monseigneur Bertran du Guesclin, et d’une belle journée de bataille qui fut le jeudi devant Trinité, que le duc de Normandie devoit être couronné et consacré à roi de France, ainsi qu’il fut en l’église cathédrale de Reims.

  1. Le corps du roi Jean ne fut point enterré à Saint-Denis aussi promptement que Froissart le suppose. Il fut d’abord apporté le 1er mai à Paris et déposé à l’abbaye Saint-Antoine où il resta plusieurs jours ; on le transporta ensuite à Saint-Denis le 6 du même mois, et les obsèques ne se firent que le 7.
  2. Charles V fut en effet couronné le 19 mai jour de ta Trinité.