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LIVRE I. — PARTIE II.

tenoit et sentoit héritier de l’héritage de France et de la couronne, et qui étoit informé du roi de Navarre comment il avoit pourvu et pourvéoit encore tous les jours ses garnisons en la comté d’Évreux, et qu’il mettoit sus ses gens d’armes pour lui guerroyer, s’avisa qu’il y pourverroit de conseil et de remède si il pouvoit.

En ce temps s’armoit et étoit toujours armé François un chevalier de Bretagne qui s’appeloit messire Bertran du Guesclin. Le bien de lui ni sa prouesse n’étoient mie grandement renommées ni connues, fors entre les chevaliers qui le hantoient au pays de Bretagne, où il avoit demeuré et toujours tenu la guerre pour monseigneur Charles de Blois contre le comte de Montfort. Cil messire Bertran étoit et fut toujours grandement et durement estimé entre eux vaillant chevalier et bien aimé de toutes gens d’armes ; et jà étoit-il grandement en la grâce du duc de Normandie, pour les vertus qu’il en oyoit recorder[1]. Donc il avint que sitôt que le duc de Normandie sçut le trépas du roi son père[2], ainsi que cil qui se doutoit grandement du roi de Navarre, dit à monseigneur Boucicaut, maréchal de France : « Boucicaut, partez de ci, avec ce que vous avez de gens, et chevauchez vers Normandie, vous y trouverez messire Bertran du Guesclin : si vous tenez prêt, je vous prie, vous et lui, de reprendre sur le roi de Navarre la ville de Mante, par quoi nous soyons seigneurs de la rivière de Saine. » Messire Boucicaut répondit : « Sire, volontiers. » Adoncques se partit-il, et emmena avecques lui grand’foison de bons chevaliers et écuyers, et prit le chemin de Normandie pardevers Saint-Germain-en-Laye ; et donna à entendre à tous ceux qui avec lui étoient qu’il alloit devant le châtel de Rolleboise que manières de gens, nommés compagnies, tenoient.


CHAPITRE CLXVII.


Comment messire Bertran du Guesclin et le maréchal Boucicaut prirent la ville de Mante et celle de Meulan.


Rolleboise est un château bon et fort durement, séant sur la rivière de Saine, à une lieue près de Mante ; et étoit pour ce temps garni et rempli de compagnons gens d’armes, qui faisoient guerre d’eux-mêmes, et couroient autant sur la terre le roi de Navarre que sur le royaume de France ; et avoient un capitaine à qui ils obéissoient du tout, et qui les retenoit et payoit parmi certains gages qu’il leur donnoit : et étoit cil né de la ville de Brusselles, et s’appeloit Wautre Obstrate, appert homme d’armes et outrageux durement. Cil et ses gens avoient le pays de là environ tout pillé et robé ; et n’osoit nul aller de Paris à Mante, ni de Mante à Rouen ni à Pontoise, pour ceux de la garnison de Rolleboise. Et n’avoient cure à qui ; aussi bien les gens du roi de Navarre ruoient-ils jus quand ils les trouvoient, que les François ; et par espécial ils contraignoient si ceux de Mante, qu’ils n’osoient issir hors de leurs portes, et se doutoient plus d’eux que des François. Quand messire Boucicaut se partit de Paris, quoiqu’il donnât à entendre qu’il allât celle part, il se feignit de prendre le droit chemin de Rolleboise, et attendit monseigneur Bertran du Guesclin et sa route, qui avoit paravant chevauché devant la ville d’Évreux et parlementé à ceux de dedans, mais on ne lui avoit voulu ouvrir les portes ; ainçois avoient ceux d’Évreux fait semblant que de lui servir de pierres et de mangonneaux, et de traire à lui et à ses gens, si il ne se fût légèrement parti des barrières où il étoit arrêté. Si se retira messire Bertran du Guesclin, arrière devers le maréchal Boucicaut qui l’attendoit sur un chemin assez près de Rolleboise, Quand ils se furent trouvés, ils étoient bien cinq cents hommes d’armes. Si eurent les deux capitaines, messire Bertran et messire Boucicaut, sur les champs là moult grand parlement ensemble, à savoir comment ils se maintiendroient, ni par

  1. Le duc de Normandie avait été lui-méme témoin de sa valeur en 1359, au siége de Melun, où du Guesclin porta pour la première fois les armes au service de la France. Il s’y était retiré peu de temps auparavant, après s’être échappé des mains de l’Anglais Felton que le comte de Montfort, qui le retenait prisonnier injustement, avait chargé de sa garde. Felton l’accusa au parlement de Paris d’avoir violé par son évasion la foi qu’il avait donnée. Du Guesclin soutint que sa détention étant injuste, il n’avait point manqué à sa parole, et offrit de prouver par les armes l’équité de son procédé. L’Anglais refusa d’accepter le défi ; l’affaire s’accommoda. (Vie de Du Guesclin, publiée par Menard.)
  2. Froissart va raconter la prise de Mante comme étant arrivée au commencement du règne de Charles V, après qu’on eût été informé en France de la mort du roi Jean ; mais l’auteur des Chroniques de France, qui est pour l’ordinaire beaucoup plus exact que Froissart sur les dates des événemens arrivés en France, place celui-ci au 7 avril, veille de la mort du roi Jean.