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LIVRE I. — PARTIE II.

sa femme, au gentil roi de Chypre. Et au voir dire, bien y étoient tenus du faire ; car il les étoit venu voir de loin et à grands frais ; et tout pour ennorter et induire le roi qu’il voulsist prendre la vermeille croix, et aider à ouvrir le passage sur les ennemis de Dieu. Mais le roi d’Angleterre s’excusa sagement, et dit ainsi : « Certes, beau cousin, je ai bien bonne volonté de aller en ce voyage ; mais je suis dorénavant trop vieux ; si en lairay convenir à mes enfans. Et je crois que quand le voyage sera ouvert que vous ne le ferez pas seul, ains aurez des chevaliers et écuyers de ce pays qui vous y serviront volontiers. » — « Sire, dit le roi de Chypre, vous parlez assez, et crois bien que voirement y viendront-ils pour Dieu servir et eux avancer, mais que vous leur accordez ; car les chevaliers et écuyers de cette terre travaillent volontiers. » — « Oil, dit le roi d’Angleterre, je ne leur debattrois jamais, si autres besognes ne me sourdent, et à mon royaume, dont je ne me donne de garde. »

Oncques le roine put autre chose impétrer du roi d’Angleterre, ni plus grand’clarté de son voyage, fors tant que toujours il fut liement et honorablement fêté en dîners en en grands soupers.

Et avint ainsi en ce termine que le roi David d’Escosse avoit à besogner en Angleterre devers le roi[1] ; si que, quand il entendit sur son chemin que le roi de Chypre étoit à Londres, il se hâta durement et se péna moult de le trouver ; et vint le dit roi d’Escosse si à point à Londres que encore n’étoit-il point parti. Si se recueillirent et conjouirent grandement ces deux rois ensemble ; et leur donna de rechef le roi d’Angleterre à souper deux fois au palais de Westmoustier. Et prit là le roi de Chypre congé au roi d’Angleterre et à la roine, qui lui donnèrent à son département grands dons et bons joyaux ; et donna le roi d’Angleterre au roi de Chypre une nef qui s’appeloit Catherine, trop belle et trop grande malement ; et l’a voit le roi d’Angleterre mêmement fait faire et édifier, au nom de lui, pour passer outre en Jérusalem ; et prisoit-on cette nef, nommée Catherine, douze mille francs ; et gissoit adonc au havre de Zanduich. De ce don remercia le roi de Chypre grandement le roi d’Angleterre et l’en sçut grand gré. Depuis ne séjourna-t-il guères au pays ; mais eut volonté de retourner en France. Encore avec toutes ces choses le roi d’Angleterre défraya le roi de Chypre de tout ce que il et ses gens dépendirent, en allant et en venant en son royaume. Mais je ne sais que ce fut ; car il laissa le vaissel dessus nommé à Zanduich, ni point ne l’emmena avecques lui ; car depuis, deux ans après, je le vis là arrêté à l’ancre.


CHAPITRE CLXIV.


Comment le roi de Chypre repassa d’Angleterre pour venir voir le prince de Galles ; et comment le roi de France eut en propos d’aller en Angleterre.


Or se partit le roi de Chypre d’Angleterre et repassa la mer à Boulogne. Si ouït dire sur son chemin que le roi de France, le duc de Normandie, le duc de Berry et messire Philippe ses enfans, avecques autres et le grand conseil de France, devoient être en la bonne cité d’Amiens[2]. Si tira le roi de Chypre celle part, et y trouva le roi de France[3] voirement nouvellement

  1. Il paraît, d’après un passe-port rapporté dans Rymer, que le but du yoyage de David était de faire un pèlerinage aux reliques de Notre-Dame de Walsingham. Sa nouvelle épouse, Marguerite Loggie, avait en même temps un passe-port pour faire ses dévotions à Canterbury aux reliques de Thomas Becket, intrigant canonisé.
  2. Le roi de France assembla les états à Amiens, pour en obtenir les subsides nécessaires au paiement du reste de sa rançon, vers la fête de saint André de cette année.
  3. Froissart est ici en contradiction avec Knyghton et Walsingham, qui disent l’un et l’autre que le roi de Chypre était encore à Londres quand le roi de France y retourna, vers le commencement de l’année 1364, et qu’on vit alors en même temps à la cour d’Édouard les rois de France, de Chypre et d’Écosse. On ne saurait nier que le témoignage de Knyghton, écrivain contemporain demeurant en Angleterre, ne soit d’un grand poids ; il ne me paraît néanmoins pas pouvoir balancer pour ce fait celui de Froissart, qui, vivant habituellement auprès de la reine d’Angleterre, à laquelle il était attaché, étoit bien plus à portée d’être instruit de ce qui se passait à la cour, qu’un moine retiré dans le monastère de Leicester, à vingt lieues de Londres. Je ne parle point de l’autorité de Walsingham : on sait qu’il n’était point contemporain, et qu’il ne fait souvent que copier Knyghton. Il est cependant possible qu’il y ait eu à la fois trois rois à la cour d’Angleterre, quoique le roi de Chypre n’y fût pas. On trouve dans Rymer un sauf-conduit daté du 1er février 1364 pour Waldemar III, roi de Danemarck, qui se disposait à passer en Angleterre, où il arriva vraisemblablement bientôt après. Voilà peut-être la cause de l’erreur de Knyghton : il avait entendu dire dans son cloître que le roi de Chypre était à Londres ; il entendit dire quelque temps après, lorsque