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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

l’avoit jadis voué et promis ; la seconde pour traire hors du royaume toutes manières de gens d’armes nommées Compagnies, qui pilloient et détruisoient sans nul titre de raison son royaume, et pour sauver leurs âmes. Ce propos garda et réserva le roi de France en soi-même sans en parler à nullui, jusques au jour du saint vendredi, que pape Urbain entra en sa chapelle en Avignon, présents les deux rois de France et de Chypre et le Saint Collége. Après la prédication faite, qui fut moult humble et moult douce et dévote, le roi de France, par grand’dévotion, emprit la croix, et là, voua et pria doucement au pape qu’il lui voulsist accorder et confirmer. Le pape lui accorda volontiers et bénignement. Là présentement l’emprirent et enchargèrent messire Tailleran cardinal de Pierregord, messire Jean d’Artois comte d’Eu, le comte de Dampmartin, le comte de Tancarville, messire Arnoul d’Andrehen, le grand Prieur de France, messire Boucicaut, et plusieurs autres chevaliers qui là étoient présens et dedans la cité d’Avignon pour ce jour. De cette empçise fut durement lie le roi de Chypre, et en remercia grandement Notre Seigneur, et le tint à grand’vertu et mystère.


CHAPITRE CLX.


Comment le roi de Chypre se partit d’Avignon pour aller voir l’empereur de Rome et tous les seigneurs de chrétienté pour leur ennorter le saint voyage d’outre mer.


Tout ainsi que vous pouvez ouïr, emprirent et enchargèrent dessus leur derrain vêtement la vermeille croix, le roi Jean de France et les dessus nommés. Avecques tout ce, notre saint père le pape le confirma et l’envoya prêcher en plusieurs lieux et non pas par l’universel monde : je vous dirai la cause pourquoi. Le roi de Chypre, qui là étoit venu en intention de ce émouvoir et qui avoit empris et en plaisance de venir voir l’empereur de Rome et tous les hauts barons de l’Empire, le roi d’Angleterre aussi, et en suivant tous les hauts chefs des grands seigneurs chrétiens, ainsi comme il fit et si comme vous orrez avant en l’histoire, offrit au saint père et au roi de France, corps, chevance et parole pour remontrer, là partout où il viendroit et s’embattroit, la grâce et la dévotion leur voyage, pour y faire incliner et descendre tous seigneurs qui de ce auroient dévotion. Si étoit cil dit roi tant cru et honoré, et de raison que on disoit, que parmi son travail et la certaineté qu’il remontreroit à tous seigneurs de ce voyage, il avanceroit plus tous cœurs que autres prédications. Si s’en souffrit-on à prêcher au royaume de France, et sur ce propos s’arrêtèrent. Tantôt après Pâques, qui furent l’an mil trois cent soixante trois[1], le roi de Chypre partit d’Avignon, et dit qu’il vouloit aller voir l’empereur et les seigneurs de l’Empire ; et puis reviendroit par Brabant, par Flandre et par Hainaut au royaume de France. Si prit congé au pape et au roi de France, qui en tous cas s’acquittèrent trop bien envers lui en dons et en joyaux et en grâces que le pape lui fit et à ses gens. Assez tôt après le département du roi de Chypre, le roi de France prit congé[2] et s’en alla devers Montpellier pour visiter la Languedoc, où il de grand temps n’avoit point été.

Or parlerons du roi de Chypre et du voyage qu’il fit. Il chemina tant par ses journées, qu’il vint en Allemaigne en une cité que l’on appelle Prague ; et là trouva-t-il l’empereur monseigneur Charles de Behaigne[3], qui le reçut liement et grandement, et tous les seigneurs de l’Empire qui de-lez lui étoient. Si fut le dit roi de Chypre à Prague et là environ bien trois semaines, et ennorta grandement en l’Empire ce saint voyage ; et tout partout ainsi comme il alla et passa parmi Allemaigne, le fit l’empereur défrayer. Puis vint le dit roi de Chypre en la duché de Juliers, où le duc de Juliers le conjouit et lui fit grand’fête ; et de là s’avala-t-il en Brabant, où le duc et la duchesse le reçurent grandement et liement en la bonne ville de Brusselles, en dîners, en soupers, en joûtes, en reviaulx et en ébatemens ; car bien le savoient faire ; et lui donnèrent au département grands dons et beaux joyaux. Puis s’en partit le dit roi de Chypre et s’en alla en Flandre voir le comte Louis qui aussi le reçut et fêta grandement. Et trouva lors le dit roi de Chypre le roi de Dampnemarche en la bonne

  1. Pâques fut cette année le 2 avril, et le roi de Chypre ne partit d’Avignon que le dernier mai, suivant l’auteur de la Vie d’Urbain V qu’on vient de citer.
  2. Le roi de France avait quitté Avignon dès le 19 mai, environ trois semaines ayant le départ du roi de Chypre.
  3. Charles IV fils de Jean de Luxembourg. C’est le même qui publia le 29 décembre à Nuremberg la fameuse Bulle d’or.