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LIVRE I. — PARTIE II.


CHAPITRE CLVIII.


Comment messire Jean Chandos alla à l’encontre du prince et de la princesse en la ville de la Rochelle ; et comment il fut fait connétable d’Aquitaine.


Sitôt que messire Jean Chandos, qui grand temps avoit gouverné la duché d’Aquitaine, entendit ces nouvelles de la venue du prince et de la princesse, il se partit de Niort où il se tenoit, et s’en vint à belle compagnie de chevaliers et d’écuyers en la ville de la Rochelle. Si se conjouirent et festièrent grandement le prince et eux et madame la princesse et tous les compagnons qui se connoissoient. Si fut le prince amené à grand’joie à Poitiers ; et là le vinrent voir tous les barons et les chevaliers et écuyers de Poitou et de Xaintonge, qui pour le temps se y tenoient, et lui firent féauté et hommage. Puis chevaucha le prince de cité en cité et de ville en ville, et prit partout les fois et hommages, ainsi comme il appartenoit de faire, et vint à Bordeaux ; et là se tint un grand temps, et toujours la princesse de-lez lui. Si le vinrent là voir les comtes et les vicomtes et les barons et les chevaliers de Gascogne, et le prince les reçut tous liement, et s’acquitta si bellement d’eux que tous s’en contentèrent. Et mêmement le comte de Foix le vint voir, auquel le prince fit grand’fête ; et fut adonc la paix faite de lui et du comte d’Armignach qui un grand temps s’étoient hériés et guerroyés. Assez tôt fut fait connétable de tout le pays d’Aquitaine messire Jean Chandos, et maréchal messire Guichard d’Angle. Si pourvey le prince les chevaliers de son hôtel et ceux qu’il aimoit, de ces beaux et grands offices parmi la duché d’Aquitaine, et remplit ses sénéchaussées et ses bailliages des chevaliers d’Angleterre qui tantôt tinrent grand état et puissant, espoir plus grand que ceux du pays ne voulsissent, mais point n’en alla par leur ordonnance.

Nous lairons à parler du prince d’Aquitaine et de Galles et de la princesse, et parlerons du roi Jean de France qui se tenoit à Villeneuve dehors Avignon.


CHAPITRE CLIX.


Comment le roi de Chypre vint en Avignon pour voir le pape et le roi de France et leur remontra le voyage d’outre mer ; et comment le roi de France prit la croix.


Environ la Chandeleur, l’an de grâce Notre Seigneur 1362[1], descendit le roi Pierre de Chypre en Avignon ; de laquelle venue la cour fut durement réjouie ; et allèrent plusieurs cardinaux contre lui et l’amenèrent au palais devant le pape Urbain qui liement et doucement le reçut ; et aussi fit le roi de France qui là étoit présent[2]. Et quand ils eurent été là un espace et pris vin et épices, les deux rois se partirent du pape, et se retraist chacun en son hôtel.

Ce terme pendant se fit un gage de bataille devant le roi de France, à Villeneuve dehors Avignon, de deux moult apperts chevaliers de Gascogne, mon seigneur Aymemon de Pommiers et mon seigneur Foulque d’Archiac[3]. Quand ils se furent combattus bien et chevalereusement ensemble assez, le roi fit traiter de la paix et les accorda de leur riote.

Ainsi se tinrent ces deux rois tout ce temps et le carême en Avignon, ou près de là. Si visitoient souvent le pape qui les recevoit doucement, Or avint plusieurs fois en ces visitations, que le roi de Chypre remontra au pape, présent le roi de France et les cardinaux, comment pour sainte chrétienté ce seroit noble chose et digne qui ouvreroit le saint voyage d’outre mer et qui iroit sur les ennemis de Dieu. À ces paroles entendoit le roi de France volontiers ; et proposoit bien en soi-même que il iroit, si il pouvoit vivre trois ans tant seulement ; pour deux raisons : l’une étoit que le roi Philippe son père

  1. Et 1363, suivant notre manière actuelle de commencer l’année. D’ailleurs la date assignée par Froissart n’est pas assez exacte : on lit dans la deuxième Vie d’Urbain V, que le roi de Chypre arriva à Avignon le mercredi 29 mars de cette année.
  2. Il trouva aussi probablement à la cour du pape, Waldemar III, roi de Danemark, qui y était arrivé le 26 février précédent, suivant l’auteur de la seconde Vie d’Urbain V. Waldemar était père de Marguerite, qui réunit plus tard les couronnes de Suède, de Danemark et de Norwège et mérita d’être appelée la Sémiramis du nord.
  3. Ces deux seigneurs se battirent le mardi 6 décembre 1362, suivant l’auteur des Chroniques de France : ainsi l’expression, ce terme pendant dont se sert Froissart, ne se rapporte qu’au séjour du roi de France à Avignon et non à celui qu’y fit Pierre de Luzignan, puisque ce prince n’y arriva qu’au commencement de l’année 1363.