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LIVRE I. — PARTIE II.

France et à son conseil. Mais quand les plusieurs de ces pilleurs, qui se tenoient en divers lieux au royaume de France, entendirent que leurs compagnons avoient rué jus mon seigneur Jacques de Bourbon et bien deux mille chevaliers et écuyers, et pris maints bons et riches prisonniers, et de rechef pris et conquis la ville du Pont-Saint-Esprit et si grand avoir dedans que sans nombre, et espéroient encore qu’ils conquerroient Avignon, où ils mettroient à merci le pape et les cardinaux, et tout le pays de Provence, chacun eut en propos d’aller celle part, en convoitise de plus mal faire et plus gagner. Ce fut la cause pourquoi plusieurs pilleurs et guerroyeurs laissèrent leurs forts et s’en allèrent devers leurs compagnons, en espérance de plus piller.


CHAPITRE CLIII.


Comment le pape ordonna une croiserie et absolvoit de peine et de coulpe tous ceux qui iroient contre les Compagnies.


Quand le pape Innocent VIe et le collège de Rome se virent ainsi vexés et guerroyés par ces mal-dites gens, si en furent durement ébahis, et ordonnèrent une croiserie sur ces mauvais chrétiens, qui se mettoient en peine de détruire chrétienté, ainsi comme les Waudes firent jadis, à titre de nulle raison ; et gâtoient tout le pays où ils conversoient, sans cause, et roboient sans déport quant qu’ils pouvoient trouver, et violoient femmes, vieilles et jeunes, sans pitié, et tuoient hommes, femmes et enfans sans merci, qui rien ne leur avoient méfait ; et qui plus de vilains faits faisoit, c’étoit le plus preux et le mieux prisé ; si firent le pape et les cardinaux sermonner de la croix partout publiquement. Et absolvoient de peine et de coulpe tous ceux qui prenoient la croix et qui s’abandonnoient de corps et de volonté pour détruire celle mauvaise gent et leur compagnie ; et élurent les dits cardinaux monseigneur Pierre de Monestier cardinal d’Arras, dit d’Ostie[1], à être capitaine de cette croiserie. Lequel se tray tantôt hors d’Avignon et s’en vint demeurer et séjourner à Carpentras à quatre lieues d’Avignon ; et retenoit toutes manières de gens et de soudoyers qui venoient devers lui et qui vouloient sauver leurs âmes et acquérir les pardons de la croiserie. Plusieurs s’en allèrent celle part, chevaliers et écuyers, et autres qui cuidoient avoir grands bienfaits du pape, avecques les pardons dessus dits ; mais on ne leur vouloit rien donner. Si s’en partoient et alloient les aucuns en Lombardie, les autres retournoient en leurs hôtels ; et les autres se mettoient en la mauvaise compagnie, qui toudis croissoit de jour en jour. Si se départirent en plusieurs lieux et en plusieurs compagnies, et firent autant de capitaines comme de compagnies.


CHAPITRE CLIV.


Comment le marquis de Montferrat, parmi une somme de florins, et ce que le pape les absolvoit de peine et de coulpe, emmena les Compagnies en Lombardie.


Ainsi guerroyoient-ils le pape et les cardinaux et les marches d’environ Avignon, et y firent moult de maux jusques bien avant en l’été l’an 1361. Or avint que le pape et les cardinaux s’avisèrent d’un moult gentil chevalier et bon guerroyeur, le marquis de Montferrat[2], qui avoit grand temps tenu guerre contre les seigneurs de Milan, et encore faisoit : si le mandèrent ; et il vint en Avignon. Si y fut moult honoré du pape et de tous les cardinaux. Là fut traité devers lui que, parmi une grande somme de florins qu’il devoit avoir, il mettroit hors de la terre du pape et de là environ les compagnies, et les emmèneroit en Lombardie. Si traita le dit marquis de Montferrat devers les capitaines et les amena à ce que, parmi soixante mille florins qu’ils eurent pour départir entr’eux, et aussi grands gages que le dit marquis leur donna, ils s’accordèrent à ce qu’ils iroient en Lombardie ; et avecques tout ce ils seroient absous de peine et de coulpe.

Tout ce fait, accompli et accordé, et les florins payés, ils rendirent la ville du Pont-Saint-Esprit, et laissèrent la marche d’Avignon, et passèrent outre avec le dit marquis[3]. Dont le

  1. On ne trouve, sous l’époque dont il s’agit, aucun cardinal de ce nom. Au lieu de Pierre de Monnestier ou du Moustier, il faut sans doute corriger, Pierre du Colombier dit Bertrand ou Bertrandi, évêque d’Àrras, ensuite cardinal et évêque d’Ostie.
  2. Jean Paléologue XVI, margrave de Montferrat.
  3. Le marquis de Montferrat n’emmena avec lui que les compagnies anglaises, Le chef de cette troupe était, suivant Muratori, un certain Alborn. Ce ne fut qu’à la conclusion de la guerre entre le marquis de Montferrat et Galéas que les aventuriers anglais passèrent sous le commandement de John Hawkewood, dont le nom, dit M. Sismondi, a été tellement défiguré par les historiens italiens, qu’on aurait beaucoup de peine à le reconnaître, si un écrivain du temps n’avait imaginé de le traduire en italien en rappelant Falcone in bosco.