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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

courroucé ; mais amender ne le put, si lui convint passer.

Or vous parlerons de ces Compagnies, comment ils persévérèrent, ainsi que gens tous réjouis et réconfortés de leurs besognes pour la belle journée qu’ils avoient eue, dont ils eurent grand gain tant sur la place, comme en rançons de bons prisonniers. Ces dites Compagnies menèrent bien le temps à leur volonté en celui pays, car nul n’alloit à l’encontre. Tantôt après la déconfiture de Brinay, ils entrèrent et s’espardirent parmi la comté de Forez, et la gâtèrent et pillèrent toute, excepté les forteresses. Et pour ce que ils étoient si grands routes que un petit pays ne leur tenoit néant, ils se partirent en deux parts, et retint messire Seguin de Batefol la moindre part. Toutes voies il y avoit en sa route bien trois mille combattans. Si s’en vint séjourner et demeurer à Ause[1] à une lieue de Lyon, et le fit fortement réparer et fortifier ; et se tenoient ces gens là environ sur celle marche où il y a un des gras pays du monde. Si couroient et rançonnoient à leur aise et volonté tout le pays par deçà la Saône, la comté de Mâcon, l’archevêché de Lyon, la terre au seigneur de Beaujeu et tout le pays jusques à Marcilli-les-Nonnains et la comté de Nevers. L’autre partie des Compagnies, Naudon de Bagerent, Espiote, Carsuelle, Robert Briquet, Ortingo et Bernart de la Salle, Lamit, le bourc Camus, le bourc de Breteuil, le bourc de l’Esparre et plusieurs autres, tous d’une sorte et alliance, s’avalèrent devers Avignon et dirent qu’ils iroient voir le pape et les cardinaux et auroient de leur argent, ou ils seroient hériés de grand’manière ; et se tiendroient là entour tout l’été, tant pour attendre les rançons de leurs prisonniers que pour voir comment la paix des deux rois tiendroit. En allant ce chemin d’Avignon ils prenoient villes et forts, ni rien ne se tenoit devant eux, car le pays étoit durement effréé ; et là en celle marche ils n’avoient oncques point eu de guerre : si ne savoient les hommes des petits forts tenir ni garder contre tels gens d’armes.

Si entendirent ces Compagnies que au Pont-de-Saint-Esprit, à sept lieues près d’Avignon, il y avoit grand trésor et grand avoir du pays d’environ, qui là étoit recueilli et rassemblé et mis sur la fiance de la forteresse. Si avisèrent entre eux les Compagnies, si ils pouvoient prendre le Pont-Saint-Esprit, il leur vaudroit trop, car ils seroient maîtres et seigneurs du Rhône et de ceux d’Avignon. Si étudièrent tant et jetèrent leur avis que, à ce que j’ai ouï recorder, Batillier, Guiot du Pin, Lamit et le Petit Meschin chevauchèrent, eux et leurs routes, sur une nuit toute nuit bien quinze lieues, et vinrent sur le point du jour à la dite ville du Saint-Esprit, et la prirent[2], et tous ceux et toutes celles qui dedans étoient : dont ce fut pitié, car ils y oocirent maint prud’hommes, et violèrent maintes damoiselles, et y conquirent si grand avoir que sans nombre, et grandes pourvéances pour vivre un an tout entier. Et pouvoient par icelui pont courir à leur aise et sans danger, une heure au royaume de France et l’autre en l’empire. Si se ravalèrent et rassemblèrent là tous les compagnons, et couroient tous les jours jusques aux portes d’Avignon, de quoi le pape et tous les cardinaux étoient en grand’angoise et en grand’paour. Et avoient ces Compagnies du Pont-Sant-Esprit fait un capitaine souverain entr’eux, qui se faisoit adonc communément appeler Ami à Dieu et Ennemi à tout le monde. Tels noms et autres semblables qu’ils trouvoient sur leurs mauvaisetés donnoient-ils à leurs capitaines.


CHAPITRE CLII.


Comment les pilleurs du royaume de France s’avisèrent qu’ils iroient après leurs compagnons qui avoient déconfit messire Jacques de Bourbon.


Encore avoit adonc en France grand’foison de pilleurs anglois et gascons et allemands qui vouloient, ce disoient-ils, vivre ; et y tenoient des forteresses et des garnisons : combien que les commis de par le roi d’Angleterre leur eussent commandé de vider et partir, ils n’avoient pas tous obéi, dont moult déplaisoit au roi de

  1. Cette petite ville est éloignée de Lyon d’environ quatre lieues.
  2. Suivant les Chroniques de France et le registre consulaire de la ville de Montpellier, cité par les historiens de Languedoc, le Pont-Saint-Esprit fut pris le jour des Innocens 1360. Ainsi Froissart se trompe en plaçant cet événement après la bataille de Brignais ; à moins qu’on ne suppose que les compagnies s’emparèrent de cette place plusieurs fois, comme Froissart le donne à entendre dans le chapitre suivant, lorsqu’il dit que le Pont-Saint-Esprit fut conquis de rechef. Dans ce cas, le registre consulaire de Montpellier, l’auteur des Chroniques de France et Froissart n’auraient pas parlé du même fait, et ne seraient point en contradiction.