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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

cueilli des officiers du roi de France. Si vinrent le duc de Normandie et ses deux frères en la cité d’Amiens[1], pour mieux ouïr tous les jours nouvelles de leur seigneur et entendre à ses besognes et à sa délivrance ; et pendant ce, se cueilloit le paiement parmi le royaume de France.

Si entendis et ouïs recorder adonc que messire Galéas, sire de Milan[2] et de plusieurs cités en Lombardie fit ce premier paiement, parmi un traité qui se fit adonc : car il avoit un sien fils à marier : si fit requérir au roi de France qu’il lui voulsist donner et accorder une sienne fille, parmi ce que il paieroit ces six cent mille francs[3]. Le roi de France, qui se véoit en danger, pour avoir l’argent plus appareillé, s’y accorda légèrement. Or ne fut mie cil mariage sitôt fait ni confirmé, pour ce que la finance ne vint mie sitôt avant. Si convint ce danger souffrir et endurer au roi de France, et attendre l’ordonnance de ses gens.


CHAPITRE CXXXV.


Comment ceux des forteresses anglesches de France, du commandement du roi d’Angleterre, se partirent ; et comment la rançon du roi de France fut apportée à Saint-Omer.


Quand le prince de Galles et le duc de Lancastre, qui se tenoient à Calais de-lez le roi de France, virent que le terme passoit, et que le paiement point ne s’approchoit, si eurent volonté de retourner en Angleterre, et mirent ordonnance en ce ; et laissèrent le roi en la garde de quatre moult suffisans chevaliers, messire Regnault de Cobehen, messire Gautier de Mauny, messire Guy de Briane, et messire Roger de Beauchamp. Et payoit le roi de France ses frais et les frais de ces seigneurs et de leurs gens : si montèrent grand’foison bien le terme de quatre mois qu’ils furent à Calais.

Or vous parlerons d’aucuns chevaliers Anglois, capitaines des garnisons qui se tenoient en France et étoient tenus deux ou trois ans paravant, ainçois que paix se fit. Cils qui avoient appris à guerroyer et à hérier le pays, furent moult courroucés de ces nouvelles, quand ils eurent commandement du roi d’Angleterre qu’ils se partissent ; mais amender ne le purent. Si vendirent les plusieurs leurs forteresses à ceux du pays d’environ et en reçurent grand argent, et puis s’en partirent. Et les aucuns ne s’en voulurent mie partir, car ils avoient appris à piller et à faire guerre ; si firent comme paravant, sous ombre du roi de Navarre ; et ce furent ceux qui se tenoient sur les marches de Normandie et de Bretagne. Mais messire Eustache d’Aubrecicourt qui se tenoit dedans la ville de Athigny, quand il s’en partit, la vendit bien et cher à ceux du pays. Or prit-il simplement ses convens, dont il fut depuis mal payé ; et si n’en eut autre chose.

Si s’en partirent tous ceux qui tenoient forteresses en Laonnois, en Soissonnois, en Picardie, en Brie, en Gâtinois et en Champagne. Si retournoient les aucuns qui avoient assez gagné, en leurs pays, ou qui étoient tannés de guerroyer ; et les plusieurs se retraioient en Normandie devers les forteresses Navarroises. Or vint cil paiement de ces six cent mille francs en la ville de Saint-Omer ; et fut là tout coi et arrêté en l’abbaye que on dit de Saint-Bertin, sans porter plus avant ; car les aucuns hauts barons de France, qui élus et nommés étoient pour être hostagiers et entrer en Angleterre, refusoient et ne vouloient venir avant, et en faisoient grand danger. De quoi si l’argent fût payé et délivré en la ville de Calais aux Anglois, et les seigneurs de France ne voulsissent entrer en ostagerie, ainsi que convens et ordonnances de traités se portoient, la dite somme de florins fût perdue, la paix fût brisée, et le roi de France remené arrière en Angleterre. Sur ces choses avoit bien avis et manière de regarder.

  1. On lit dans les Chroniques de France que le régent partit de Paris le dimanche 12 juillet, et alla à Saint-Omer pour accélérer autant qu’il pourrait l’accomplissement du traité.
  2. Jean Galéas Visconti descendait de ces petits souverains de l’Italie qui s’étaient partagé les lambeaux du grand despotisme des empereurs allemands. Il épousa en 1360 Isabelle, fille de Jean, et sa sœur Yolande épousa en 1368 Lyonnel, duc de Clarence, fils d’Édouard III. Jean Galéas fut le premier qui prit en 1395 le titre de duc de Milan, qu’il obtint de Venceslas roi des Romains.
  3. Villani assure de la manière la plus précise ce fait, dont Froissart semble douter, et le raconte avec les expressions les plus fortes. Quoi qu’il en soit des motifs qui déterminèrent le roi Jean à donner sa fille Isabelle à Jean Galéas Visconti, fils du duc de Milan, il est certain que le mariage se fit à peu près vers ce temps.