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LIVRE I. — PARTIE II.

en fit plusieurs livres bien dictés et bien fondés de grand’science de clergie ; desquels l’un fut fait l’an mil trois cent cinquante-six. Et avoit écrit dedans tant de merveilles à avenir entre l’an cinquante-six et l’an soixante-dix, qui trop seroient fortes à croire, combien que on ait plusieurs choses vu avenir. Et quand on lui demandoit de la guerre aux François, il disoit que ce n’étoit rien de tout ce que on avoit vu envers ce que on verroit ; car il n’en seroit paix ni fin jusques à tant que le royaume de France seroit gâté et exillé par toutes ses parties et ses régions. Et tout ce a-t-on bien vu avenir depuis, car le royaume de France a été foulé, gâté et exillé, et par espécial, au termine que le dit frère mineur y mettoit, l’an cinquante six, l’an cinquante sept, l’an cinquante huit, l’an cinquante neuf, en toutes ses régions, tellement que nul des princes ni des gentils hommes ne s’osoit montrer contre ces gens de bas état, assemblés de tous pays, venus l’un après l’autre, sans nul chef de haut homme. Et avoient le dit royaume sans nulle défense à leur volonté, ainsi comme vous avez ouï ; et élisoient souverains capitaines entr’eux par diverses marches, aux quels ils obéissoient, ceux qui se mettoient en leur compagnie, et faisoient certains convenans les uns aux autres de leur roberie et pillerie et des rançons et des prisonniers, et en trouvoient tant que les capitaines en étoient tous riches, et si riches que sans nombre et sans mesure du grand avoir qu’ils assembloient[1].

Or retournerons-nous au roi d’Angleterre.


CHAPITRE CXXX.


Comment le duc de Normandie, par grand sens et avis ne voulut mie consentir bataille au roi d’Angleterre ; et comment messire Gautier de Mauny et autres chevaliers anglois vinrent escarmoucher jusqu’aux barrières de Paris.


Le roi dessus nommé étoit logé au Bourg la Roine, à deux petites lieues près de Paris, et tout son ost contre mont en allant devers Montlhéry. Si envoya le dit roi, pendant qu’il étoit là, ses hérauts dedans Paris au duc de Normandie qui s’y tenoit atout grands gens d’armes, pour demander bataille ; mais le duc ne lui accorda rien ; ainçois retournèrent les messagers sans rien faire. Quand le roi vit que nul n’istroit de Paris pour le combattre, si en fut tout courroucé. Adonc s’avança cil bon chevalier messire Gautier de Mauny, et pria au roi son seigneur que il lui voulsist laisser faire une chevauchée et envaye jusques aux barrières de Paris. Et le roi le lui accorda, et nomma personnellement ceux qu’il vouloit qui allassent avec lui ; et fit là le roi plusieurs chevaliers nouveaux, desquels le sire de La Ware en fut l’un, et le sire de FitVautier, et messire Thomas Balastre[2], et messire Guillaume de Toursiaux, messire Thomas le Despensier, messire Jean de Nuefville et messire Richard Stury, et plusieurs autres. Et l’eût été Colart d’Aubrecicourt, fils à monseigneur Nicole, s’il eût voulu, car le roi le vouloit, pourtant qu’il étoit à lui et son écuyer de corps ; mais le dit Colart s’excusa et dit qu’il ne pouvoit trouver son bassinet. Le sire de Mauny fit son emprise et amena ces nouveaux chevaliers escarmoucher et courir jusques aux barrières de Paris. Là eut bonne escarmouche et dure, car il avoit dedans la cité de bons chevaliers et écuyers qui volontiers fussent issus, si le duc de Normandie l’eût consenti. Toutefois ces gentils hommes qui étoient dedans Paris, gardèrent la porte et la barrière tellement que ils n’y eurent point de dommage ; et dura l’escarmouche du matin jusques à midi, et en y eut des navrés des uns et des autres. Adonc se retraist le sire de Mauny et en ramena ses gens à leur logis ; et se tinrent là encore ce jour et la nuit en suivant. À lendemain[3] se délogea le roi d’Angleterre et prit le chemin de Montlhéry.

Or vous dirai quel propos aucuns seigneurs d’Angleterre et de Gascogne eurent à leur délogement. Ils sentoient dedans Paris tant de gentilshommes : si supposèrent, ce qu’il avint, que ils en videroient aucuns, jeunes et aventureux, pour leurs corps avancer et pour gagner.

  1. Une des conséquences nécessaires du système féodal avait été de préférer les auxiliaires et mercenaires étrangers qui détruisaient toutes les ressources de l’État, aux communes armées qui eussent compris leur force et détruit plus tôt les souverainetés féodales. De là le désordre immense de ces temps. Les serfs accablés se soulevèrent enfin et vengèrent par des atrocités les atrocités commises contre eux.
  2. Sire Thomas Banaster fut nommé plus tard par Édouard chevalier de la Jarretière.
  3. Suivant l’auteur des Chroniques de France, le roi d’Angleterre vint à la tête de son armée jusques sous les murs de Paris le dimanche de Quasimodo 12 d’avril, et en partit le jour même avant midi pour suivre ses bagages qu’il avait envoyés vers Chartres.