Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/496

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
428
[1360]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Paris et se logea à deux petites lieues près, au bourg la Royne[1].


CHAPITRE CXXIII.


Comment le noble royaume de France étoit couru de tous côtés, tant d’Anglois que de Navarrois ; et comment Pierrepont fut pris des gens messire Eustache d’Aubrecicourt.


Ainsi tournoyant tout le pays, cheminoit le roi d’Angleterre et ses gens qui détruisoient tout devant eux ; et d’autre part, les garnisons qui se tenoient et faisoient guerre pour lui en Beauvoisin, en France, en Brie et en Champagne, guerroyoient et gâtoient tout le pays. D’autre côté le roi de Navarre, qui se tenoit en la marche de Normandie, faisoit aussi moult forte guerre. Ainsi étoit guerroyé le noble royaume de France de toutes parts que on ne savoit auquel entendre. Et par espécial messire Eustache d’Aubrecicourt, qui se tenoit à Athigny sur Esne, avoit là une grosse garnison de soudoyers et de compagnons qui gâtoient, rançonnoient et honnissoient tout le pays, et couroient toute la bonne comté de Rétel jusques à Donchery, jusques à Maisières, jusques au Chesne Pouilleux, jusques à Stenay en la comté de Bar ; et gissoient et logeoient au pays, quelque part qu’ils vouloient, deux nuits ou trois, sans être destourbés de nullui, et puis s’en venoient loger, reposer et refraîchir en leur forteresse à Athigny.

Bien est vérité que tous les seigneurs, chevaliers et écuyers le menaçoient moult fort ; et assignèrent entr’eux plusieurs journées pour issir aux champs et venir assiéger le dit messire Eustache d’Aubrecicourt en Athigny : mais oncques n’en fut rien fait. Et avint que les compagnons de Athigny, qui ne faisoient nuit et jour fors que soutiller et aviser comment ils pourroient prendre et embler villes et forteresses, et quel part ils se trairoient pour plus gagner, vinrent de nuit à une forte ville et bon châtel qui siéd en Laonnois assez près de Montagu, en très forts marais ; et appelle-t-on la dite forteresse Pierrepont ; et y étoient pour lors grand’foison de bonnes gens du pays qui avoient mis et retrait le leur sur la fiance du fort lieu.

À l’heure que ces compagnons d’Athigny vinrent là, les guètes étoient endormis. Si se mirent les dits compagnons, pour convoitise de gagner, parmi ces grands marais à grand meschef, et vinrent jusques aux murs, et puis entrèrent en la ville et la gagnèrent sans défense et la dérobèrent toute à leur volonté. Si trouvèrent plus d’avoir que en nul lieu où ils eussent été ; et quand il fut grand jour, ils ardirent la ville et s’en partirent, et s’en revinrent arrière à Athigny, bien fournis de bon pillage.


CHAPITRE CXXIX.


Cy s’ensuivent les prophéties du cordelier, tant sur les gens d’église que sur les seigneurs temporels.


En ce temps avoit un frère mineur, plein de grand clergie et de grand entendement, en la cité d’Avignon, qui s’appeloit frère Jean de la Rochetaillade, lequel frère mineur le pape Innocent VIe faisoit tenir en prison au châtel de Bagnolles, pour les grandes merveilles qu’il disoit, qui devoient avenir mêmement et principalement sur les prélats et présidents de sainte église, pour les superfluités et le grand orgueil qu’ils démènent ; et aussi sur le royaume de France et sur les grands seigneurs de chrétienté, pour les oppressions qu’ils font sur le commun peuple. Et vouloit le dit frère Jean toutes ces paroles prouver par l’apocalypse et par les anciens livres des saints prophètes, qui lui étoient ouverts, par la grâce du Saint-Esprit, si qu’il disoit ; des quelles moult en disoit qui fortes étoient à croire ; si en voit-on bien avenir aucunes dedans le temps qu’il avoit annoncé. Et ne les disoit mie comme prophète, mais il les savoit par les anciennes Écritures et par la grâce du Saint-Esprit, ainsi que dit est, qui lui avoit donné entendement de déclarer toutes ces anciennes troubles prophéties et écritures, pour annoncer à tous chrétiens l’année et le temps que elles doivent avenir. Et

  1. L’auteur des Chroniques de France dit que le roi d’Angleterre se logea d’abord à Chanteloup entre Chastres, maintenant Arpajon, et Montlhéry, et suppose qu’il y demeura depuis le mardi, dernier jour de mars, jusqu’au 7 avril que les troupes serrèrent Paris de plus près et se cantonnèrent à Châtillon, à Issy, à Vanvres, à Vaugirard et dans les autres villages des environs. Durant cet intervalle on entama une négociation pour la paix ; les plénipotentiaires respectifs s’assemblèrent le vendredi saint 3 avril et se séparèrent bientôt après sans pouvoir rien conclure. Ils s’assemblèrent de nouveau le 10 du même mois, et la conférence n’eut pas un succès plus heureux. Les Chroniques de France, dont nous empruntons ces détails, en fournissent encore quelques autres qui ont été omis par Froissart.