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LIVRE I. — PARTIE II.

en étoit n’avoit nulle volonté de lui plus poursuivir ; et ainsi, en chevauchant, il en renversa par terre jusques à trois durement blessés ; et si il eût eu une hache bien acérée en sa main, il n’eût féru coup qu’il n’eût occis un homme. Tant fit le dit chevalier que il éloigna les François et qu’il se sauva, et n’y eut point de dommage de son corps ; de quoi ses ennemis le tinrent à grand’prouesse, et tous ceux qui depuis en ouïrent parler. Mais ses gens furent ou tous morts ou tous pris ; petit s’en sauva. Et là sur la place on entendit à messire Galehault de Ribemont qui étoit durement navré ; et fut amené au plus doucement qu’on put en la ville de Péronne, et là médiciné. De cette navrure ne fut-il oncques depuis sainement guéri ; car il étoit chevalier de si grand’volonté et si courageux que pour ce ne se vouloit-il mie épargner ; et ne vesqui point trop longuement après.

Or retournerons-nous au roi d’Angleterre, et conterons comment il vint assiéger la bonne cité de Reims, où il ne gagna rien, mais lui coûta.


CHAPITRE CXIV.


Comment le roy d’Angleterre, en gâtant le pays de Cambrésis, vint assiéger la cité de Reims.


Tant exploitèrent le dessus dit et son ost que ils passèrent Artois, où ils avoient trouvé le pays povre et dégarni de vivres, et entrèrent en Cambrésis où ils trouvèrent la marche plus grasse et plus plantureuse ; car les hommes du plat pays n’avoient rien bouté ès forteresses, pourtant que ils cuidoient être tous assurés du roi d’Angleterre et de ses gens. Mais le dit roi ne l’entendit mie ainsi, combien que ceux de Cambrésis fussent de l’Empire ; et s’en vint le dit roi loger en la ville de Beaumes[1] en Cambrésis et ses gens tous environ. Là se tinrent quatre jours pour eux rafraîchir et leurs chevaux, et coururent la plus grand’partie du pays de Cambrésis. L’évêque Pierre de Cambray et le conseil des seigneurs du pays et des bonnes villes envoyèrent, sur sauf-conduit, devers le roi et son conseil, certains messages pour savoir à quel titre il les guerrioit. On leur répondit que c’étoit pour ce que du temps passé ils avoient fait alliance et grands conforts aux François, et soutenus en leurs villes et forteresses, et fait aussi avant partie de guerre comme leurs ennemis : si devoient bien pour cette cause être guerroyés ; et autre réponse n’emportèrent ceux qui y furent envoyés. Si convint souffrir et porter les Cambrésiens leur dommage au mieux qu’ils purent.

Ainsi passa le roi d’Angleterre parmi Cambrésis et s’envint en Thierasche ; mais ses gens couroient partout à dextre et à senestre, et prenoient vivres partout où ils les pouvoient trouver et avoir. Donc il avint que messire Berthelemieu de Bruves couroit devant Saint-Quentin : si trouva et encontra d’aventure le capitaine et gardien pour le temps de Saint-Quentin, messire Beauduin d’Ennekins ; si férirent eux et leurs gens ensemble, et y eut grand hutin et plusieurs renversés d’un lez et de l’autre. Finablement les Anglois obtinrent la place, et fut pris le dit messire Beauduin et prisonnier à monseigneur Berthelemieu de Bruves à qui il l’avoit été autrefois de la bataille de Poitiers. Si retournèrent les dits Anglois devers l’ost du roi d’Angleterre, qui étoit logé pour ce jour en l’abbaye de Femy, où ils trouvèrent grand’foison de vivres pour eux et pour leurs chevaux ; et puis passèrent outre et exploitèrent tant par leurs journées, sans avoir nul empêchement, que ils s’en vinrent en la marche de Reims. Je vous dirai par quel manière. Le roi fit son logis à Saint-Bâle outre Reims, et le prince de Galles et ses frères à Saint-Thierry. Le duc de Lancastre tenoit en après le plus grand logis. Les comtes, les barons et les chevaliers étoient logés ès villages entour Reims. Si n’avoient pas leurs aises ni le temps à leur volonté ; car ils étoient là venus au cœur d’hiver, environ la Saint-Andrieu que il faisoit laid et pluvieux ; et étoient leurs chevaux mal logés et mal livrés, car le pays deux ans ou trois par avant avoit été toujours si guerroyé que nul n’avoit labouré les terres : pourquoi on n’avoit nuls fourrages, blés, avoines, en gerbes ni en estrains, car ceux de Reims, de Troyes., de Châlons, de Sainte-Maneholt et de Hans, n’avoient rien laissé ès villages, mais fait amener toutes garnisons ens ès bonnes villes et châteaux ; et convenoit les plusieurs aller fourrager dix ou douze lieues loin. Si étoient souvent rencontrés des garnisons françoises ; pour quoi il y avoit hutins, combats et noises et mêlées. Une heure perdoient les Anglois, et l’autre gagnoient.

  1. Village situé entre Bapaumes et Cambray.