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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

que par avant on n’avoit point vu le semblable. De quoi plusieurs barons et chevaliers de l’empire d’Allemagne, qui autrefois l’avoient servi, s’avancèrent grandement en celle année, et se pourvurent bien et étoffément de chevaux et de harnois, chacun du mieux qu’il put selon son état, et s’envinrent du plus tôt qu’ils purent, par les côtières de Flandre, devers Calais, et là se tinrent en attendant le roi. Or avint que le roi d’Angleterre ni ses gens ne vinrent mie sitôt à Calais que on pensoit ; dont tant de manières de gens étrangers vinrent à Calais que on ne se savoit où herberger, ni chevaux establer. Et avecques ce, pains, vins, fuerres, avoines et toutes pourvéances y étoient si grandement chères que on n’en pouvoit point recouvrer pour or ni pour argent ; et toujours leur disoit-on : « Le roi viendra à l’autre semaine. » Ainsi attendoient tous ces seigneurs allemands miessenaires, Hesbegnons, Brabançons, Flamands et Hainuyers, povres et riches, la venue du roi d’Angleterre dès l’entrée d’aoùt jusques à la Saint-Luc, à grand’meschef et à grands coûts, et à si grand danger qu’il convint les plusieurs vendre la plus grand’partie de leurs chevaux. Et si le roi d’Angleterre fut adonc venu ni arrivé à Calais, il ne se sçut où herberger, ni ses gens, fors au chàtel ; car le corps de la ville étoit tout pris ; et si y avoit encore une doute par aventure que ces seigneurs qui avoient tout dépendu ne se voulussent point partir, pour roi ni pour autre, de Calais, si on ne leur eût rendu leurs dépens en deniers apareillés.


CHAPITRE CVI.


Comment le duc de Lancastre vint à Calais pour excuser le roi d’Angleterre vers ces étrangers, et les mena gâtant et exillant le pays vers Saint-Omer.


Le roi d’Angleterre qui ne put avoir sitôt ses gens ni ses grands pourvéances appareillées, ainsi qu’il voulsist, et qui bien avoit entendu le grand nombre de gens qui l’attendoient à Calais pour avoir grâce et grands bienfaits de lui, combien qu’il n’en eût mie mandé la quarte partie, non la cinquième de ceux qui là étoient venus, mais étoient venus de leur volonté, les aucuns pour leur honneur avancer, et les autres par convoitise de gagner et piller sur le bon et plentureux pays du royaume de France, si eut le dit roi d’Angleterre doute de ce que dessus est dit. Si se avisa par grand sens, ainsi que on se peut bien penser, que il enverroit le duc de Lancastre son cousin à Calais atout grand’foison de gens d’armes, pour lui excuser envers ces seigneurs qui là étoient venus pour lui faire compagnie. Ainsi fut fait.

À l’ordonnance du roi se appareilla le duc au mieux qu’il put, et fit lant qu’il vint à Calais, environ la fête Saint Remy[1], atout quatre cents armures de fer et deux mille archers et Gallois.

Si fut durement bien venu et conjoui de ces seigneurs étrangers qui lui demandèrent nouvelles du roi. Et il l’excusa bien et sagement envers eux, ainsi que bien le sçut faire, et fit décharger tout bellement son harnois, ses chevaux et ses pourvéances ; et puis dit à ces seigneurs étrangers que le séjourner là endroit ne leur pouvoit rien valoir ; mais il vouloit chevaucher en France pour voir qu’il trouveroit. Si leur pria que ils voulsissent chevaucher avecques lui, et il prêteroit aucune somme d’argent à chacun pour payer leurs hôtes de leurs menus frais, et leur livreroit pourvéances si avant qu’ils en voudroient charger sur leurs sommiers. Il sembla à ces seigneurs que ce seroit honte de séjourner et de refuser la requête de si vaillant homme comme le duc de Lancastre étoit : si lui octroyèrent liement. Et fit chacun referrer ses chevaux et trousser ; et puis partirent de Calais à grand’noblesse avec le duc et s’en allèrent devers Saint-Omer ; et pouvoient bien être deux mille armures de fer sans les archers et les gens de pied. Si passèrent ces gens d’armes et leurs routes au dehors de Saint-Omer, mais point n’y assaillirent ; et chevauchèrent devers Béthune et passèrent outre ; et firent tant qu’ils vinrent au mont Saint-Éloy, une bonne abbaye et riche séant à deux petites lieues d’Arras la cité ; et là séjournèrent par l’espace de quatre jours pour eux rafraîchir et leurs chevaux, car ils trouvèrent en l’abbaye bien de quoi.


CHAPITRE CVII.


Comment le roi d’Angleterre arriva à Calais à grand’armée et manda au duc de Lancastre qu’il s’en retournât à Calais atout ses gens.


Quand ces gens d’armes eurent séjourné quatre jours au mont Saint-Éloy et gâté et robé

  1. Knyghton dit de même, que le duc de Lancastre arriva à Calais peu après la fête de saint Michel.