Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/480

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
412
[1359]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

se tint mie pour content ; et envoya tantôt défier le duc de Normandie et tout le royaume de France ; et entra dans une bonne ville et grosse que on dit Bar sur Saine, où à ce jour il y avoit plus de neuf cents hôtels. Si là pillèrent et robèrent ses gens, et mirent grand’peine et grand’entente à conquerre le châtel, mais ils ne le purent avoir, car il étoit trop malement fort, et si étoit bien gardé. Quand ils virent qu’ils ne le pourroient avoir, si le laissèrent, et chargèrent tout leur pillage qu’ils avoient eu à Bar sur Saine, et emmenèrent plus de cinq cents, que prisonniers que prisonnières, et se retrairent à Conflans, dont ils avoient fait leur garnison. Mais à leur département ils l’ardirent et pillèrent tellement que oncques ne demeura chevron sur autre, que tout ne fut ars et broui.

Depuis, firent messire Broquars et ses gens plus de dommages et de vilains faits au pays de Champagne, que oncques les Anglois ni les Navarrois n’y firent. Et quand ils eurent tout couru et robé le pays, on s’accorda devers eux, et eurent tout ce qu’ils demandèrent et plus assez. Si se retrait messire Broquars en Lorraine dont il étoit parti, et là ramena-t-il toutes ses gens, et laissa le royaume de France et le pays de Champagne en paix, quand il eut fait des maux assez.

En celle même saison et en cel août mil trois cent cinquante-neuf, mit sus messire Robert Canolle une grand’chevauchée de gens d’armes ; et étoient bien trois mille combattants, que uns que autres ; et se partit avec ses routes des marches de Bretagne ; et s’en vinrent chevauchant tout contre mont la rivière de Loire, et entrèrent en Berry, et cheminèrent tout parmi, ardant et exillant le bon pays de Berry, et puis entrèrent en Auvergne. Adonc se recueillirent et assemblèrent, qui mieux pouvoient, les gentilshommes d’Auvergne et de Limousin, et aussi le comte de Forests, qui mit sus bien quatre cents lances ; et firent leurs amas ces seigneurs, comtes, barons et chevaliers des pays dessus nommés, à Clermont, à Montferrant, et à Riom en Auvergne. Et quand ils furent tous ensemble, ils se trouvèrent bien jusques à six mille combattans. Si élurent ces barons et ces chevaliers quatre souverains de tout leur ost : premièrement le comte de Forez, le jeune comte Berault Dauphin d’Auvergne, monseigneur Jean de Boulogne et le seigneur de Montagu d’Auvergne. Et chevauchèrent ces gens d’armes contre ces pilleurs de tous pays rassemblés, desquels messire Robert Canolle et Alain de Buch, étoient capitaines et chefs, pour défendre et garder leurs pays. Car les dessus dits pilleurs avoient empris à passer parmi Auvergne et venir voir le pape et les cardinaux en Avignon, et avoir de leurs florins, aussi bien que l’archiprêtre en avoit eu.


CHAPITRE CIII.


Comment les seigneurs d’Auvergne et de Limousin allèrent audevant de monseigneur Robert Canolle ; et comment ils ordonnèrent leurs batailles d’un côté et d’autre.


Tant chevauchèrent ces seigneurs d’Auvergne avec leurs routes et leur arrois que ils vinrent à une petite journée près de ces guerroyeurs, qui se nommoient Anglois ; et virent d’une montagne, où tout leur ost étoit arrêté, les fumières que leurs ennemis faisoient. À lendemain ils s’adressèrent droitement celle part, et étoit bien leur intention d’eux combattre si ils les pouvoient atteindre. Ce soir ils vinrent à deux petites lieues près du pays où ils étoient. Donc prirent-ils terre et se logèrent tous sur une montagne, et les Anglois étoient sur une autre : et véoient chacun des osts les feux que ils faisoient en l’un des osts et en l’autre. Si passèrent celle nuit. Lendemain se délogèrent les François et se trairent plus avant tout à l’encontre, car ils connoissoient le pays ; et s’en vinrent à heures de nonne loger sur une montagne, droit devant les Anglois ; et n’y avoit d’entre deux que une prairie, espoir large de six bonniers[1] de terre ; et pouvoient voir clairement et connaître l’un l’autre. Et quand les Anglois virent venus les François devant eux, ils firent par semblant grand’chère, et s’ordonnèrent ainsi que pour combattre, et mirent tous leurs archers au pendant de la montagne, devant eux.

Les seigneurs de France qui aperçurent ce convine s’ordonnèrent aussi et firent deux bonnes batailles bien et faiticement : en chacune avoit bien six mille hommes. Si avoit la première le Daulphin d’Auvergne, comte de Clermont, et l’appeloit-on Bérault, et devint là chevalier et leva bannière écartelée d’Auvergne et de Merquer. Si étoient de-lez lui messire Robert-Daufin son oncle et le sire de Montagu ; et là devinrent

  1. Mesure agraire encore usitée en Flandres.