Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/476

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
408
[1359]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ce de Beaufort, ni Jean de Segure de Nogent, ni Albrest de Gyé sur Saine.

En ce temps trépassa de ce siècle assez merveilleusement, au châtel de la Harelle que il tenoit, à trois lieues près d’Amiens, messire Jean de Péquigny, si comme on dit, et l’étrangla son chambellan ; et aussi mourut auques ainsi un sien chevalier et de son conseil, qui s’appeloit messire Lus de Bethisi. Dieu en ait les âmes, et leur pardoint leurs méfaits.

Un tel miracle avint aussi en ce temps d’un écuyer anglois qui étoit de la route messire Pierre d’Audelée et Albrest. Ils avoient chevauché un jour et étoient entrés en un village qui s’appeloit Ronay, et le déroboient les pillards, et y entrèrent si à point que le prêtre chantoit la grand’messe. Cil écuyer entra en l’église et vint à l’autel, et prit le calice où le prêtre devoit consacrer le corps de Notre Seigneur, et jeta le vin par terre ; et pourtant que le prêtre en parla, cil le férit de son gand arrière main, si fort que le sang en vola sur l’autel. Ce fait, ils issirent de la ville, et eux venus aux champs, ce pillard qui fait avoit cet outrage et qui portoit en son sein le calice, la platine et les corporaux, pendant ce qu’ils chevauchoient soudainement, il lui avint ce que je vous dirai ; et ce fut bien vengeance et verge de Dieu et exemple pour tous autres pilleurs. Le cheval de celui et il commencèrent à tournoyer sur les champs diversement et à demener tel tempête que nul ne les osoit approcher, et chéirent là en un mont et étranglèrent l’un l’autre, et se convertirent tous en poudre et en cendre. Tout ce virent les compagnons qui là étoient, dont ils furent grandement ébahis ; et vouèrent et promirent à Dieu et à Notre Dame que jamais église ne violeroient, ni déroberoient. Je ne sçais si ils l’ont depuis tenu.


CHAPITRE XCVIII.


Comment ceux de Noyon achetèrent la garnison de Mauconseil ; et Jean de Ségure vendit celle de Nogent à l’évêque de Troyes ; et comment ceux de Troyes occirent le dit Jean de Ségure.


Auques en ce temps se commencèrent à ennuyer ceux de Mauconseil de leur garnison ; car pourvéances leur failloient, et étoient requis du vendre de ceux de Noyon et du pays. Si la vendirent douze mille moutons[1] ; et s’en pouvoient partir, ainsi qu’ils firent, sauvement eux et le leur. Si se partirent et se retrairent ès autres forteresses de Creel, de la Harelle, de Clermont, de Velly, de Pierrepont, de Roussy et de Sissonne. Sitôt que ceux de Noyon eurent Mauconseil, ils le abattirent et rasèrent tout par terre, tellement que oncques depuis n’y eut fort ni maison pour nulluy loger.

Ainsi étoit grevé et guerroyé le royaume de France de tous côtés ; et vendoient les uns aux autres ces capitaines de garnisons, leurs forts et leurs pourvéances, et échangeoient et donnoient sommes d’argent ensemble, aussi bien comme de leur héritage. Et quand ils en étoient tannés, ou qu’il leur sembloit qu’ils ne les pouvoient plus tenir, ils les vendoient aux François pour avoir plus grand’somme de florins. Dont il avint que Jean de Ségure vendit la garnison de Nogent sur Saine à l’évêque de Troyes, une quantité de florins, et la livra. Et sur bonnes assurances que l’évêque lui avoit données et accordées par son scel, et loyaument il lui cuidoit tenir, le dit Jean vint à Troyes et entra dedans la cité, et descendit en l’hôtel de l’évêque qui le reçut assez liement, et lui dit : « Jean, vous demeurerez de-lez moi deux ou trois jours, cependant je vous appareillerai votre paiement. » Jean de Ségure s’y accorda légèrement, qui cuidoit être venu sauvement ; mais non fut : car la communauté de la ville, sitôt comme ils sçurent sa venue, s’assemblèrent de toutes parts, et commencèrent à murmurer et à parler moult vilainement sur le dit évêque, en disant : « Comment se truffe l’évêque de nous, qui soutient ainsi de lez lui nos ennemis et le plus fort pillard du royaume de France, et qui plus y a fait de maux et de vilains faits ; et veut encore que nous lui donnions notre argent pour nous guerroyer ; ce ne fait mie à consentir. » Ces paroles et autres multiplièrent si entre eux, que brièvement ils dirent tout d’une voix que ils l’iroient tuer en l’hôtel de l’évêque, ni jamais ne leur échapperoit. Si s’en vinrent tous d’une sorte et envoyèrent grandes gardes aux portes, pourquoi il ne s’en pût aller ; et puis s’en vinrent eux plus de six mille, tous armés à leur usage à la cour de l’évêque et entrèrent dedans tout

  1. Monnaie du temps.